jeudi 22 décembre 2011

Une question d'os

Proust, la cuisine retrouveé, 1991
Anne Borrel
Ce matin, au réveil, je tombe sur ces mots griffonnés la veille au dos d’une facture d’épicerie : « La soupe à l’os du samedi de ma mère est un problème insoluble. » Je sais bien que cette phrase est impossible, maladroite, syntaxiquement et sémantiquement incorrecte. J’ai beau la retourner dans tous les sens, rien n’y fait : je reviens toujours à la première formule. « La soupe du samedi à l’os de ma mère… » me paraît tout aussi équivoque que « la soupe à l’os de ma mère du samedi… ». On le voit clairement : le problème est une question d’os.

J’aurais pu me contenter d’écrire : « la soupe à l’os », « la soupe du samedi », « la soupe de ma mère… ». Pris isolément, chacun de ces éléments pourrait constituer le début d’une phrase autonome. Mais j’aurais l’impression de travestir la réalité, de trahir ma mère, car ce dont il est question, ici, ne relève pas de la gastronomie à proprement parler. C’est de LA SOUPE À L’OS DU SAMEDI DE MA MÈRE dont je veux parler, pas de la soupe en général!

C’était une soupe réconfortante, riche en vitamines et en minéraux, fumante, une soupe qui réchauffait à la fois et le corps et le cœur, une soupe d’hiver, constituée essentiellement d’un bouillon de bœuf maison, de poireaux, de feuilles de céleri, de carottes, de navets et de tomates. C’est la soupe que ma mère nous concoctait tous les samedis, de la fin octobre jusqu’au début mars.

Pendant des années, j’ai cru, à tort, que le secret de la soupe de ma mère, la soupe à l’os du samedi, résidait exclusivement dans la quantité et la qualité des os. Puis, un jour, j’ai compris que ce n’était ni la préparation ni le choix des ingrédients qui conféraient à cette soupe son goût si unique, mais bien plutôt tous les souvenirs qui s’y rattachaient.

C’est en lisant Proust, bien des années après, que j’ai compris que la soupe que ma mère préparait de manière si attentionnée le samedi, cette soupe à l’os, relevait davantage du phénomène de la mémoire involontaire que du goût de la soupe proprement dit, que cette soupe, pour être vraiment appréciée, ne pouvait être servie que le samedi, de préférence à midi, en plein cœur de l’hiver, à une tablée d’enfants aussi affamés que turbulents.

Ainsi, aujourd’hui, je puis écrire, en toute légitimité : « La soupe à l’os du samedi de ma mère est une phrase syntaxiquement française » : c’est Le Temps retrouvé, dans toute sa quintessence.

vendredi 16 décembre 2011

Le genre de fille à embrasser les coquillages avant de les remettre à l'eau

La Grande Guerre, 1964
René Magritte (1898-1967)
C’est le genre de fille à embrasser les coquillages avant de les remettre à l’eau. Parce que cela, sans doute, lui rappelle son enfance, sa grand-mère, on ne sait pas. Peut-être au fond n’est-ce qu’une façon d’honorer la mémoire des poètes qui écrivent de si belles choses sur la mer, le vent, les étoiles, les oiseaux, mais parfois aussi des choses bien étranges, plus graves. C’est le genre de marraine qu’il aurait fallu à Baudelaire.

Le genre à ne jamais se remettre totalement de la beauté, de L’Écume des jours, de L’avalée des avalés, qui pleure encore la mort de son premier poisson rouge, qui dessine des étoiles de mer sur les gâteaux d’anniversaire, qui traque la beauté jusque dans la rougeur des tomates.

C’est le genre de fille à qui l’on écrit des poèmes, des romans, des chansons. Que l’on s’appelle Baudelaire ou Ronsard, Boris Vian ou Réjean Ducharme, Jacques Brel ou Jean-Pierre Ferland.

C’est le genre de fille qui, le moment venu, on le sait, fermera les yeux de sa grand-mère, cueillant une à une toutes les roses de sa vie.

C’est le genre de fille à qui l’on chante : « Écoute pas ça, tu vas mouiller ta robe », le genre de fille à qui je pense quand je pense à Marie.


Le genre de fille à embrasser les coquillages avant de les remettre à l'eau

C’est le genre de fille à embrasser les coquillages avant de les remettre à l’eau. Parce que cela, sans doute, lui rappelle son enfance, sa grand-mère, on ne sait pas. Peut-être au fond n’est-ce qu’une façon d’honorer la mémoire des poètes qui écrivent de si belles choses sur la mer, le vent, les étoiles, les oiseaux, mais parfois aussi des choses bien étranges, plus graves. C’est le genre de marraine qu’il aurait fallu à Baudelaire.

Le genre à ne jamais se remettre totalement de la beauté, de L’Écume des jours, de L’avalée des avalés, qui pleure encore la mort de son premier poisson rouge, qui dessine des étoiles de mer sur les gâteaux d’anniversaire, qui traque la beauté jusque dans la rougeur des tomates.

C’est le genre de fille à qui l’on écrit des poèmes, des romans, des chansons. Que l’on s’appelle Baudelaire ou Ronsard, Boris Vian ou Réjean Ducharme, Jacques Brel ou Jean-Pierre Ferland.

C’est le genre de fille qui, le moment venu, on le sait, fermera les yeux de sa grand-mère, cueillant une à une toutes les roses de sa vie.

C’est le genre de fille à qui l’on chante : « Écoute pas ça, tu vas mouiller ta robe », le genre de fille à qui je pense quand je pense à Marie.

Le genre de fille à embrasser les coquillages avant de les remettre à l'eau

C’est le genre de fille à embrasser les coquillages avant de les remettre à l’eau. Parce que cela, sans doute, lui rappelle son enfance, sa grand-mère, on ne sait pas. Peut-être au fond n’est-ce qu’une façon d’honorer la mémoire des poètes qui écrivent de si belles choses sur la mer, le vent, les étoiles, les oiseaux, mais parfois aussi des choses bien étranges, plus graves. C’est le genre de marraine qu’il aurait fallu à Baudelaire.

Le genre à ne jamais se remettre totalement de la beauté, de L’Écume des jours, de L’avalée des avalés, qui pleure encore la mort de son premier poisson rouge, qui dessine des étoiles de mer sur les gâteaux d’anniversaire, qui traque la beauté jusque dans la rougeur des tomates.

C’est le genre de fille à qui l’on écrit des poèmes, des romans, des chansons. Que l’on s’appelle Baudelaire ou Ronsard, Boris Vian ou Réjean Ducharme, Jacques Brel ou Jean-Pierre Ferland.

C’est le genre de fille qui, le moment venu, on le sait, fermera les yeux de sa grand-mère, cueillant une à une toutes les roses de sa vie.

C’est le genre de fille à qui l’on chante : « Écoute pas ça, tu vas mouiller ta robe », le genre de fille à qui je pense quand je pense à Marie.

dimanche 4 décembre 2011

Cela même qui ressemble à un sourire mais qui n'en est pas vraiment un

La Nuit des princes charmants, 1995
Michel Tremblay
Ce peut être la couleur des yeux, le timbre de la voix, la démarche, cela même qui ressemble à un sourire mais qui n’en est pas vraiment un. Dans tous les cas, impossible de lui résister; déjà, pour vous, il est trop tard : vous avez souri, vous êtes désormais sous son emprise, complètement désarmé. Vous n’arrivez plus à faire la part des choses.

Vous entrez alors dans d’étranges spéculations pour essayer de comprendre ce sourire-là qui n’en est pas vraiment un. Vous balancez : 50% de peur, 50% de témérité? 75% d’inconscience, 25% d’extra lucidité? Vous concluez : 90% de mystère, 10% de timidité.

Vous essayez de vous persuader, comme les poètes, que c’est dans leurs yeux, toujours, que les humains sont à leur mieux, et que le sourire, avant que d’aller mourir sur les lèvres, passe d’abord par les yeux. Vous êtes sur une piste.

Ce magnétisme, justement, que vous n’arrivez pas à expliquer, cela même qui tout à l’heure ressemblait tant à un sourire mais qui n’en était pas vraiment un et auquel, à votre tour, presque à votre insu, vous avez répondu, aujourd’hui, il semblerait que vous l’ayez enfin compris : charmer, c’est toujours plus ou moins forcer l’autre à sourire.

Si vous étiez poète, vous diriez que le charme est un parfum que les yeux seuls savent reconnaître; si vous étiez Michel Tremblay, vous écririez La Nuit des princes charmants.


mardi 29 novembre 2011

Pas encore cinq heures en novembre

Love Story, 1970
Arthur Hiller
C’est l’heure bleue, pas encore cinq heures en novembre. Le ciel est « bas et lourd »; j’ai l’impression étrange que Baudelaire m’épie, qu’il veut me refiler son spleen. Ce pourrait être le début de quelque chose, un poème par exemple, un roman, un film.

Sur la rue, une femme me sourit, et je ne saurais décrire ce qui se passe alors en moi. Le sourire de l’étrangère me bouleverse, me chavire complètement. Je passe mon chemin sans lui rendre la pareille, et je m’en veux, longtemps, longtemps après, sans trop bien me l’expliquer encore.

Dans un film, à ce moment-là, le réalisateur aurait tenu à ce qu’il neige. L’amour naissant, quand il neige, est toujours un présage de bonheur. Pour la trame sonore, « Perhaps Love », de John Denver, en duo avec Plácido Domingo : « Perhaps love is like a resting place/ A shelter from the storm.. .»

Cette chanson me ramène 20 ans en arrière : il est cinq heures moins cinq, j’ai rendez-vous avec Serge, il neige à plein ciel, je cours comme un fou, comme madame Bovary à travers champs, il neige à plein ciel, c’est novembre, j’ai peur d’arriver en retard, et il neige de plus belle, il neige, il neige…

La neige avait exactement la couleur de ses yeux. Ce pourrait être aussi le titre du film.


dimanche 27 novembre 2011

La bibliophilie est une maladie incurable

Hommage à Pierre Dostie, 2011
Photo: Denis Payette
Tous les jours, je prends mon pied; je le prends où je veux et quand je veux. Dans la chambre, dans la cuisine ou au salon, dans ma baignoire ou même au parc, dans le métro, dans l’autobus, chez ma mère, au supermarché, dans le cabinet de mon médecin. Qu’importe l’endroit ou l’heure, ma passion l’emporte toujours sur la raison. Je n’aurai vécu que pour elle : je suis un bibliophile boulimique.

Pour me convaincre que je ne suis pas seul, je me rends parfois dans une bibliothèque, lieu de prédilection pour les aficionados dans mon genre qui savent que là, en toute quiétude et sans honte, ils pourront s’adonner et se donner tout entier à leur vice, à ce plaisir solitaire que l’on appelle aussi la lecture.

Comme tout lecteur qui se respecte, je suis à la fois voyeur et exhibitionniste. J’aime particulièrement être surpris en flagrant délit de lecture, cela flatte mon ego, c’est l’exhibitionniste en moi qui s’éveille : je sais que l’on m’observe, peut-être même m’envie-t-on, qui sait, et c’est sans doute ce qui me confère ce sourire si étrange, mélange d’attraction et de répulsion, que l’on confond parfois avec le charme, et que certains osent encore appeler la beauté du diable.

Observer un lecteur à la dérobée me procure une joie indicible : « Dis-moi que tu lis Proust et je t’embrasserai à bouche que veux-tu. » D’abord, ne pas se faire prendre, y aller de façon intermittente; on vise à côté, une fois sur deux, on fait semblant de regarder ailleurs, le plafond par exemple, ça paraît toujours bien, on a l’air intelligent quand on regarde le plafond ; ensuite, au moment opportun, jeter un œil furtif sur le livre du lecteur, puis sur le lecteur lui-même. On sait que l’on est un voyeur aguerri quand on peut dire le titre du livre aussi bien que la couleur des yeux du lecteur que l’on épie sans vergogne depuis plus d’une heure!

La bibliophilie est une maladie incurable. L’amour aussi, sous toutes ses formes.


mardi 15 novembre 2011

Passer la serpillière entre deux chapitres de « Passion simple »


Hommage à Annie Ernaux, 2011
Photo: Denis Payette

Vous ne pouvez plus écrire que dans une maison propre. Vous ne savez plus exactement quand cela s’est produit. Vous en faites aujourd’hui, pour la première fois, le triste constat. Il semble que la réalité vous ait rattrapé. Vous êtes pris au piège de l’écriture : vous ne pouvez plus écrire que dans certaines conditions. Vous êtes devenu un écrivain caractériel.

Vous tournez en rond dans la maison depuis des heures. Vous hésitez entre le plumeau et le crayon, entre l’aspirateur et le dernier livre d’Annie Ernaux, entre l’osso buco que vous comptez servir ce soir et le « Stabat Mater » de Pergolèse que vous écoutez en boucle depuis ce matin. Vous hésitez de plus en plus entre le ménage et l’écriture, entre vos obligations et la création, entre la propreté et la fiction.

Vous rêvez d’écrire un texte qui vous permettrait de concilier votre impétueux et pathologique sens de l’ordre, votre obsession de la propreté, votre amour du devoir et vos aspirations littéraires. Vous pensez à Annie Ernaux qui semble avoir résolu le problème mieux que personne. Vous l’imaginez chez l’épicier, hésitant entre deux marques de lessive, ou chez elle, en train de passer la serpillière, entre deux chapitres de Passion simple, et vous vous réjouissez d’avance à l’idée de ce qu’elle écrira plus tard, dans son journal, ou ailleurs, nous prouvant une fois de plus que la réalité dépasse bien souvent la fiction.

Vous êtes sur le point d’écrire un texte. Vous accueillez la première phrase avec l’enthousiasme d’un jeune néophyte : « J’aime ces heures bénies de franche et bienfaisante fainéantise où l’on se complaît dans une réalité béate. » Vous savourez déjà votre triomphe : cette fois, vous avez été plus fort que la réalité; vous l’avez déjouée, en quelque sorte.

Par la suite, vous évoquerez ces jours bénis qui ne semblent jamais commencer, et qui ne commencent jamais réellement, ces heures élastiques où vous étirez le temps en avalant un quatrième café, le samedi matin, au lit, avec ce livre que vous n’arrivez pas à refermer, ces jours lumineux où la réalité est plus transcendante que mille bouddhas assis en tailleur respirant le soleil à pleins poumons, comme au premier matin du monde.

Puis, vous sortirez votre appareil photo et vous croquerez sur le vif le beau désordre de votre chambre à coucher, en vous disant que vous auriez tellement voulu avoir écrit L’usage de la photo.

dimanche 13 novembre 2011

Sauter à la corde en bas verts

Nu bleu aux bas verts, 1952
Henri Matisse (1869-1954)
Ce matin, en ouvrant le tiroir de mon chiffonnier, je choisis délibérément des « bas » verts. Après tout, ce n’est pas tous les jours dimanche. Rien de tel pour me remettre d’aplomb et partir du bon pied. De la couleur avant toute chose!

Le mot « chaussettes » serait plus approprié ici, j’en conviens, mais je ne me résigne pas à l’employer. J’écris « bas » en toute connaissance de cause, c’est plus simple, plus court, plus facile à prononcer, plus pratique et plus chaud aussi. Si je portais des chaussettes, il me semble que j’aurais toujours froid aux pieds!

Je ne saurais trop dire, mais les bas verts me donnent envie de sauter à la corde, comme cette jeune fille de la gouache découpée de Matisse : « Nu bleu aux bas verts ».

Sauter à la corde en bas verts, par un beau dimanche, la jupe au vent, en toute impunité, au beau milieu de la rue : une façon pour moi de rendre hommage à Matisse. L’art a toujours occupé une grande place dans ma vie. La folie aussi.

Chez moi, la joie de vivre est une maladie.


samedi 12 novembre 2011

La Banque du Temps à Perdre

Rue Marquette, été 2011
Photo: Denis Payette
Je choisis toujours avec le plus grand soin la couleur de mon bol à café au lait en fonction de mon humeur : BLANC : seulement le dimanche; BLEU : si je dois appeler ma mère; VERT : s’il fait plus de 25 degrés Celsius; JAUNE : les jours de pluie; ROUGE : pour chaque jour férié; ORANGE : les jours où je travaille.

J’ai toujours aimé perdre mon temps. L’autre jour, par exemple, je me suis amusé à compter, à genoux, toutes les lattes du plancher de la salle à manger. De même, chaque fois que je vois un attroupement de pigeons, de moineaux ou d’outardes, j’en fais le décompte exact. Mes petits pois, je les mange un à un. J’apprends par cœur des passages entiers des romans d’Amélie Nothomb. Et si je cherche un mot dans le dictionnaire, je me fais un devoir de lire toutes les entrées qui figurent sur la page. Je passe également des heures fort divertissantes à composer de fausses listes d’épicerie que j’allonge à l’infini. Tout ça, pour rien, pour savoir, pour tester les limites de ma patience. Pour moi, il ne s’agit pas de tuer le Temps, mais de le défier, tout simplement.

J’ai appris, au fil des ans, à perdre de plus en plus savamment mon temps et je ne souhaite plus aujourd’hui qu’une chose : le perdre de plus en plus efficacement. Tous les poètes vous le diront : « La poésie, c’est du temps volé au Temps. »

La poésie, c’est aussi prendre le temps de choisir la couleur de son bol à café au lait en fonction de ses humeurs du moment.

La poésie est ce qui confère au Temps sa véritable couleur.

Aujourd’hui, comme chaque semaine, je passerai à la Banque du Temps à Perdre. J’y déposerai un poème ou deux. Puis j’appellerai ma mère.



lundi 7 novembre 2011

J'aimerais faire apparaître des oiseaux

Lumière des oiseaux, 1992
Pierre Morency
J’aimerais faire apparaître des oiseaux, des milliers d’oiseaux, pour survivre à la grisaille de novembre, pour raviver la lumière du ciel, pour consoler les arbres. Pour chaque feuille qui tombe, c’est dix oiseaux qui disparaissent.

Les spéculations métaphysiques des poètes romantiques sur l’automne m’ont toujours agacé : le vent, la pluie, la chute des feuilles et le déclin progressif de la lumière ne conviennent pas à ma nature. Je suis insensible à la beauté de l’automne.

Je suis du côté des oiseaux, du côté de saint François d’Assise, du côté du chant, de l’envol, de l’innocence et de la Joie pure : je suis du côté de la lumière, la lumière des oiseaux.

Une armure d’oiseaux pour affronter l’hiver, voilà ce qu’il me faudrait pour me tenir au chaud jusqu’au printemps prochain, car c’est bien la lumière qui fait battre le cœur des oiseaux.

C’est décidé : cette année, je troquerai mon sapin de Noël contre un lilas en fleurs, avec comme seuls ornements des oiseaux vivants!


mardi 1 novembre 2011

La famille steak haché cru

Illustration pour Gargantua, 1851
Gustave Doré (1832-1883)
C’est l’été, celui qui vient de s’achever, l’été 2011, si beau, si chaud, si long. Du haut de mon balcon, j’assiste à la scène suivante :

C’est vendredi. Comme à son habitude, le père de Pascal et de Sandrine allume son barbecue. Il n’a même pas pris la peine de se changer. Il porte la cravate que ses enfants lui ont offerte pour la Fête des Pères.

D’un geste théâtral, il retrousse ses manches, dénoue sa cravate, s’essuie le front. Puis, sous le regard plein de convoitise de sa progéniture boulimique, le cuistot s’exécute : il plonge à deux mains dans la viande hachée crue qu’il façonne en énormes boulettes et qu’il aplatit ensuite du revers de la main avec force bruit.

Pascal et Sandrine le regardent faire, silencieux, admiratifs, la bouche grande ouverte : on dirait deux gros oisillons affamés quémandant leur pitance. C’est l’heure de la becquée : les petits avalent goulûment la portion de viande crue que leur présente leur père. Le cœur au bord des lèvres, j’observe cette bande de joyeux carnivores, et ces vers de Musset me reviennent en mémoire :

« Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage,
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,
Ses petits affamés courent sur le rivage
En le voyant au loin s'abattre sur les eaux.
Déjà, croyant saisir et partager leur proie,
Ils courent à leur père avec des cris de joie
En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux. »

Et, tandis que la famille steak haché cru s’empiffre de hamburgers tout dégoulinants de ketchup et de gras, le cœur dans mon assiette, je termine avec peine ma salade aux endives, aux pommes et aux noix.


samedi 22 octobre 2011

La chambre de Lautréamont

Hommage à Lautréamont, 2011
(Crédit photo: André Lebeau)
L’autre jour, dans la chambre à débarras, j’ai surpris mon parapluie et ma machine à coudre en pleine conversation surréaliste. Lentement, pour ne pas les effrayer, je me suis approché d’eux et j’ai tendu l’oreille:

— Tu es beau, disait la machine à coudre au parapluie.

Elle le regardait droit dans les yeux et l’on pouvait voir qu’elle était vraiment sincère.

— Beau comment? demanda le parapluie, qui arborait un petit sourire malicieux.

Beau comme la rencontre… répondit la machine à coudre, mais elle n’acheva pas sa phrase.

Comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie, déclama le parapluie d’une voix posée et assurée.

— Oui, balbutia timidement la machine à coudre, le rouge aux joues.

C’est vrai qu’ils étaient beaux à voir, et je n’ai pas osé les importuner davantage. Je me suis esquivé en douce, abandonnant mes amoureux à leur bonheur tranquille, me disant que je pourrais bien attendre un jour ou deux avant de réparer mon parapluie et de ranger la machine à coudre.

J’ai refermé tout doucement la porte de la chambre, la chambre de l’amour, la chambre de Lautréamont.

jeudi 20 octobre 2011

Un éléphant m'épile les sourcils

Tuer le père,
Amélie Nothomb, 2011
La nuit dernière, j’ai rêvé qu’un éléphant m’épilait les sourcils.

Rien de vraiment cauchemardesque : je suis là, assis confortablement dans un fauteuil, comme chez le dentiste, et le pachyderme, plutôt sympathique, s’exécute du mieux qu’il peut, avec toute la bonne volonté, l’attention et la douceur qui caractérisent son espèce. J’ai toujours aimé les éléphants : enfant, je rêvais de me faire kidnapper par une mère éléphante qui m’aurait arraché à ma famille pour m’emmener en Afrique afin que je puisse réaliser mon rêve de me faire missionnaire!

Toute la journée, j’ai cherché à comprendre la signification de mon rêve. Dans le « Dictionnaire des symboles  », rien de vraiment édifiant à propos des éléphants. Pas le temps non plus, encore moins le goût, de plonger dans la psychanalyse freudienne : associations, transferts, traumatismes de l’enfance, sexualité refoulée, etc.

Un très beau rêve en somme, tout en douceur et en caresses, d’une transparence cristalline : la veille au soir, en me glissant sous les couvertures, je me suis dit qu’il faudrait bien que je me décide à passer chez le coiffeur; puis, je me suis endormi paisiblement sur cette phrase d’Amélie Nothomb, tirée de son dernier roman :

Les tentes-ateliers foisonnaient, proposant par des affiches les thèmes de réflexion : « Atelier de discussion sur la nature de la matière », « Atelier de peinture corporelle », « Atelier de sexe tantrique ». Celui qui retint le plus Joe fut : « Ici, on tresse les poils pubiens. »

Merci Amélie Nothomb : vos romans me facilitent la vie.

jeudi 13 octobre 2011

J'ai toujours pensé que les chaises étaient des extra-terrestres

Les chaises, 1951
Eugène Ionesco (1912-1994)
J’ai toujours pensé que les chaises étaient des extra-terrestres. À quatre ans, déjà, j’en étais persuadé et je ne m’approchais d’elles qu’avec appréhension et circonspection. Quand j’y repense aujourd’hui, je me dis que Munch et Kafka me comprendraient, sans nul doute.

Je criais au meurtre chaque fois que ma mère m’asseyait dans ma chaise haute à l’heure des repas. Les mères devraient y penser deux fois avant de faire avaler de force à leurs poupons de la purée de carottes et de la simili-viande en pot dans des chaises de contention! Freud, qui ne l’avoua jamais, ne s’en est jamais remis!

C’est que les chaises envient notre position verticale : elles n’attendent que le moment propice pour mieux nous assujettir. Rimbaud l’avait compris, lui, avant tout le monde; on n’a qu’à relire « Les assis » pour s’en convaincre.

Il me faudrait le génie d’un Maupassant ou le talent d’un Van Gogh pour traduire toute l’angoisse que je ressens à la simple idée de m’approcher d’une chaise! Le mot, à lui seul, me fait frémir!

Tout compte fait, je mourrai debout, comme ma grand-mère : debout, en lavant mes vitres, et ma dernière pensée sera pour Nelligan !


mardi 11 octobre 2011

La candeur est toujours photogénique


Les animaux font toujours de belles photos. Cela suffit à me convaincre qu’ils sont, tout comme nous, pourvus d’une âme, qu’importe ce qu’en pensent Saint-Augustin ou Aristote!

J’aime les animaux parce qu’ils nous aiment, voilà tout. De tous les êtres vivants, ils sont les seuls à ne pas nous regarder de haut, et leur confiance inébranlable en nous, qui leur joue parfois de mauvais tours, me les fait aimer davantage. J’aime encore les animaux parce qu’ils ne parlent pas et ne savent pas mentir.

Des oiseaux de proie aux grands singes, de l’oie au furet, du crocodile au poisson rouge, de l’hyène au capybara, de la tortue à la souris, du chevreuil au putois, tous, sans exception, plumes, poils et écailles confondus, je leur témoigne ici tout ma gratitude : vos cris, vos chants, vos ruts, vos couleurs et votre appétit de vivre me réconcilient avec l’amour universel. À l’instar de Noé, de saint François d’Assise, de Brigitte Bardot et du dalaï-lama lui-même, je vous suis très obligé.

Les animaux font toujours de belles photos, même le chevreuil que le chasseur s’apprête à tirer. C’est que la candeur, sous toutes ses formes, est toujours photogénique.


dimanche 9 octobre 2011

La folle portait des chats vivants en guise de boucles d'oreille

La monomane de l'envie, 1822
Théodore Géricault (1791-1824)
Je suis revenu du dépanneur avec mes six Heineken, un paquet de Gauloises blondes et cette drôle de phrase : « La folle portait des chats vivants en guise de boucles d’oreille. » J’ai pensé : « Encore heureux, la folle, qu’elle n’ait pas eu l’idée de porter des autruches, à la place, elle en serait bien capable! Allez savoir ce qui se passe dans la tête d’un fou! »

Il fallait voir les pauvres bêtes se débattant pour échapper à leur martyre. Et elle, la pauvre folle, que les gens du quartier surnomment affectueusement « Madame Céline », marchait la tête haute, comme si de rien n’était, se vantant d’être la seule à savoir le nom du prochain enfant de Celine (sic) et René : « Noé, si c’est un garçon, qu’elle disait, Néo, si c’est une fille. »

Je suis sur le point de lui demander : « Et si c’était des jumeaux, ils vont les appeler comment ? Noël et Léon ? Néron et Nérine ? Rino et Rona? »

Moi, je rentre tout sagement à la maison, encore tout secoué par cette vision d’horreur, toute cette misère humaine, pris de remords à l’idée n’avoir même pas pris la peine de lui demander le nom de ses chats.

J’ai sorti mon carnet de chèques et j’ai fait un don à la SPCA.

Bobin écrit la lumière

(Crédit photo: André Lebeau,
Lampions à Barcelone, 2009)
Je lis « Un assassin blanc comme neige », le dernier ouvrage de Christian Bobin et je m’en remets à peine. C’est le genre de livre que je voudrais relire quelques heures avant ma mort, pour me réconcilier avec le ciel, la vie, la mort. Bobin allume toutes les lettres de l’alphabet : il écrit la lumière!

Bobin m’inspire, au sens sacré du terme, au sens mystique : je savoure chaque phrase, chaque mot, chaque lettre, comme si j’étais à deux doigts de la mort et que je ne voulais rien perdre des derniers instants de ma vie. Je pense ici au parfum des lilas, aux yeux des chats, au chant des cigales, aux étés sans fin qui fleurent si bon le melon rose, l’oseille et les petites fraises des champs.

J’aimerais tellement croire, comme Bobin, que la mort n’est rien.

Il m’a suffi d’une phrase pour me réconcilier avec l’écriture, avec la vie, avec la mort : « Les roses sont les preuves soûlantes de l’existence de Dieu. » Cette phrase me brûle. Chaque fois que j’écris le mot « Dieu », je vois ses yeux.

Écrire la lumière, rien de moins. Ça, ou alors le carmel!

Je suis Juliette Binoche


Le Médecin malgré lui, 1666
Molière (1622-1673)
À l’hôpital, je veille un malade. J’aime cette phrase : le complément de phrase suivi d’une virgule, le pronom, le verbe et son complément. Une phrase simple, belle, vraie, comme je les aime. On pourrait croire au début de quelque chose, un chapitre de roman par exemple, un scénario de film peut-être. Je pense au très beau film d'Anthony Minghella, « Le Patient anglais », avec Ralph Fiennes et Juliette Binoche.

Le patient repose, sa respiration est régulière. Tout à l’heure, un infirmier est venu prendre ses signes vitaux en prévision de l’opération.


Curieusement, dans cet hôpital, malgré la morosité des lieux, tout le personnel sourit : médecins, infirmiers, infirmières, préposés aux bénéficiaires et à l’entretien ménager. Le contraire d’une école, d’une salle de classe. On se croirait au théâtre un soir de première!

Le malade s’est endormi, mais je continue à le veiller. Les malades, il faut toujours les veiller, même quand ils dorment; comme les enfants, ils ont toujours peur qu’on les abandonne. Il faut être là, tout simplement, juste au cas où ils se réveilleraient.

La veille est longue et se prolonge jusqu’au soir. Je profite du sommeil du patient pour corriger quelques copies. Cette semaine, j’ai demandé à mes étudiants d’analyser une scène du « Médecin malgré lui » dans laquelle Molière se moque ouvertement des médecins de son temps. Le crayon rouge à la main, j’hésite avant d’attaquer la première copie. Je réalise soudainement l’absurdité de la situation : je suis dans un hôpital en train de lire une analyse littéraire sur « La satire de la médecine au XVIIe siècle  » !

Le malade s’éveille et me sourit tristement. Je pose mon crayon et m’efforce de sourire à mon tour.

Le patient anglais, celui de l’histoire, Ralph Fiennes, c’est mon amoureux. Moi, je suis Juliette Binoche.

samedi 1 octobre 2011

J'écoute Barbara morte

Il était un piano noir...Mémoires
interrompus, 1998
Barbara (1930-1997)
J’écoute Barbara morte, Barbara chanter « Vienne » : Il est minuit ce soir à Vienne, mon amour, il faut que tu viennes… J’écoute Barbara morte chanter : Dis, quand reviendras-tu? J’écoute Barbara morte chanter « La Mort » : Qui est cette femme qui marche dans les rues, où va-t-elle? J’écoute la Mort chanter.

J’écoute Barbara morte chanter, Barbara qui ne reviendra plus.

Il pleut sur Nantes. Le parfum des lilas déchire l’au-delà.

J’écoute Barbara morte et je la vois.


vendredi 30 septembre 2011

J'aime mon frigidaire

Psychopathologie de la vie
quotidienne, 1904
Sigmund Freud (1856-1939)
J’aime mon frigidaire, c’est fou, je sais, et je m’en confesse ici publiquement. Peut-on véritablement s’enticher d’un électroménager? J’en parlerais volontiers à mon psy si seulement j’en avais un.

Le sens du verbe « aimer » est équivoque en français : on ne peut pas dire à quelqu’un « je t’aime » après lui avoir confié qu’on aimait aussi le melon, les bananes et le veau!

Les précieux et les précieuses du XVIIe semblaient pourtant avoir résolu la question : « J’ai un tendre pour vous » est beaucoup plus subtil qu’un plat et banal « je vous aime ».

Pour lever toute équivoque, il suffirait de restreindre l’emploi du verbe « aimer » aux seules personnes, et de lui préférer le verbe « goûter » pour désigner les choses ou les objets inanimés : « Goûtez-vous le melon, mon cher? — Pour sûr, madame, j’adore! » Ainsi, on pourrait dire : « Je goûte le melon, les bananes et le veau », sans risquer de passer pour un psychopathe.

Je rêve d’écrire un roman dont l’incipit serait le suivant: « J’aime mon frigidaire, c’est fou, je sais, et je m’en confesse ici publiquement. J’ai acheté récemment un « Fisher & Paykel », une marque néo-zélandaise haut de gamme. La tendance en littérature, ces dernières années, n’est-elle pas à l’autofiction? Pourquoi me priverais-je d’un tel plaisir? Je leur trouve un petit air sympathique, moi, aux frigos. Et je n’ouvre jamais le mien sans avoir au préalable revêtu des gants chirurgicaux. »

J’aurais presque envie d’écrire à Amélie Nothomb pour lui demander quelques petits conseils.


mercredi 28 septembre 2011

Un nez de clown dans un bocal à poisson rouge

A priori, on pourrait penser qu’il s’agit d’une toile inédite de Salvador Dalí : « Nez de clown dans un bocal à poisson rouge », une autre de ses géniales anamorphoses. On est ici à des lieues à la ronde des poèmes de Jean de la Croix, des « Pensées » de Pascal ou de l’autobiographie posthume de sœur Emmanuelle.

Je ne sais d’où m’est venue cette idée incongrue, cette image insolite, et je ne cherche surtout pas à le savoir : les plus grandes trouvailles, les découvertes marquantes comme les inventions les plus révolutionnaires, sont souvent le fruit du hasard.

En poésie, on ne cherche pas à comprendre, mais à surprendre. Baudelaire nous le rappelle sans cesse : « Le beau est toujours bizarre. » En revanche, le bizarre n’est pas toujours nécessairement beau. D’un point de vue purement esthétique, un nez de clown dans un bocal à poisson rouge me paraît une image réussie, évocatrice : j’y décèle ce sentiment trouble qui confère à la condition humaine toute sa grandiloquence et toute sa vulnérabilité, cette beauté fugace qui fait de nous des êtres uniques, compatissants, fragiles.

« Le beau est toujours bizarre », j’en fais le constat chaque fois que j’ouvre au hasard « Les Fleurs du Mal ».

Un nez de clown dans un bocal à poisson rouge : on n’était pas si loin, finalement, de Jean de la Croix, de Pascal et de sœur Emmanuelle, ce qui donne doublement raison à Baudelaire.


lundi 26 septembre 2011

Les majuscules

Christ aux genoux verts
Pampelune, Espagne, 2006
Crédit photo: André Lebeau
Vous êtes sur le point de vous lever lorsque vous réalisez soudainement que vous êtes MORT! Vous vous dites, bêtement : « Mon Dieu! ». Mais l’expression semble alors revêtir à vos yeux un sens nouveau. Ces mots vous BRÛLENT. C’était donc cela l’ESPRIT, ce FEU permanent, cette LUMIÈRE qui ne s’éteint jamais, pas même à la mort.

Vous promenez votre regard aux alentours, surpris du DÉSORDRE qui règne un peu partout dans la maison : le lit défait, les bouteilles de bière qui encombrent le comptoir de cuisine, la litière du chat qui déborde. La laideur des tentures du salon vous révulse. Votre haleine du matin vous donne des haut-le-cœur.

Vous vous dites : « Ce n’est pas possible! Je ne peux pas être MORT! J’aurais aimé au moins me brosser les dents, m’habiller, faire QUELQUE CHOSE qui officialiserait en quelque sorte l’ÉVÈNEMENT » Mais non, RIEN. Vous êtes là, mal rasé, le visage bouffi, l’air hagard, étonné de trouver dans votre salle de bains deux énormes poissons rouges qui somnolent dans une eau verdâtre et nauséeuse. C’est le jour de votre propre mort et vous n’êtes même pas PRÉSENTABLE!

Vous pensez à ceux qui liquideront vos affaires, à leur air ahuri lorsqu’ils découvriront, sur la dernière tablette de votre garde-robe, une paire de souliers rouges à talons hauts, votre attirail de harnais de cuir, vos godemichés fluo, cette photo de vous en Salomé dans la danse des sept voiles…

Vous pensez à votre pauvre mère, et les mots qui vous traversent l’esprit s’écrivent en lettres majuscules : « AU SECOURS »,« JE T’AIME! », « PARDONNE-MOI! » Vous prenez conscience pour la PREMIÈRE FOIS DE VOTRE VIE de l’importance des MAJUSCULES et des POINTS D’EXCLAMATION.

Vous êtes à nouveau dans la chambre, étendu sur le lit, vous contemplez votre corps inerte avec attendrissement, vous êtes sur le point de vous ressouvenir de votre prénom, mais déjà les lettres qui pourraient vous faire croire que vous avez bel et bien eu une EXISTENCE RÉELLE s’effacent les unes après les autres.

Vous êtes aveuglé par votre propre LUMIÈRE.


 

dimanche 25 septembre 2011

Conversation avec un chat

Ce matin, comme à mon habitude, je prends mon café au lait sur le balcon avant. Le deuxième fauteuil « Adirondack » est occupé par un chat, un tigré européen fumant paisiblement sa cigarette, tout à son aise, très gentleman, costard à larges rayures, chaussures italiennes, lunettes « Armani », bref, un type bien. C’est lui qui engage la conversation.

« La cigarette ne vous importune pas, j’espère? »

Je n’ai pas même le temps de formuler ma réponse que le voilà qui me tend son paquet : des « Gauloises blondes », ma marque de prédilection.


« Vous permettez ? », dit-il, en brandissant son briquet sous mon nez, avec cette belle assurance de ceux qui ont eu le bonheur, à leur naissance, de voir se pencher sur leur berceau la fée du Rien-ni-personne-ne-pourra-vous-résister.


Je tire lentement sur la cigarette, en pensant que James Bond lui-même ou Clint Eastwood en personne ne seraient pas plus irrésistibles, réalisant du coup que je n’ai pas encore prononcé le moindre mot. Les yeux rivés sur sa montre « Raymond Weil », je ne puis m’empêcher de penser au lapin dans « Alice au pays des merveilles ».

« Je ne suis pas sortie de ma nuit, Annie Ernaux, vous connaissez? », que je lui demande, surpris moi-même d’une telle présence d’esprit à pareille heure.

— Sachez, monsieur, que non seulement, la nuit, tous les chats sont gris, mais que de tous les animaux qui peuplent la terre, les chats, sans exception aucune, vouent un culte idolâtre à l’auteur de Passion simple, de La femme gelée, de L’Évènement et de L’usage de la photo. »

J’étais bouche bée. J’ai toussé deux trois bons coups pour me donner une contenance, j’ai éteint ma cigarette, puis j’ai prétexté une envie impérieuse d’uriner. Je suis rentré sans demander mon reste.


En remuant ma litière, je repensais à notre conversation.


Quand la nuit se referme enfin sur moi

La victoire, 1939
René Magritte (1898-1967)
Chaque matin au réveil, j’obéis à un rituel précis : je m’ouvre à la vie en ouvrant tout ce qui se trouve à ma portée : rideaux, fenêtres, tiroirs, portes, robinet, rien n’échappe à cette frénésie aurorale. S’ouvrir, c’est dire oui à la vie. J’agis en pleine conscience, persuadé que chacun de mes gestes revêt un sens sacré. Dans le verbe « ouvrir », d’ailleurs, il y a le mot « oui ».

Dans un geste théâtral, à deux mains, j’écarte les rideaux et j’ouvre la fenêtre, humant au passage le premier souffle du jour qui me sourit comme un enfant encore tout enrubanné dans ses rêves. Je m’étire au soleil s’il fait soleil, je bénis la pluie s’il pleut, et si j’ai le bonheur d’apercevoir un oiseau, je lui demande des nouvelles de l’au-delà. Je cueille les points d’exclamation de la victoire de la vie sur la mort que je dispose ensuite en bouquet au centre de la table en guise d’autel.

Puis c’est toute la maison qui s’anime, dans un joyeux tintamarre de tiroirs et de portes qui s’ouvrent et se referment, de bruit de vaisselle qui s’entrechoque et de ruissellement d’eau, chacun chacune y allant de sa petite musique : c’est à qui crierait le plus fort, une frénésie jubilatoire, une course contre la montre pour célébrer le triomphe d’un nouveau jour!

C’est ainsi que chaque matin, sans allumette, j’allume le jour en même temps que la radio. Je prends le pouls de la ville en même temps que le mien. Comme plusieurs, des milliers, j’appartiens au règne des vertébrés matutinaux heureux.

Et quand la nuit se referme enfin sur moi, j’ouvre alors toutes grandes les vannes du rêve et, à l’instar de Baudelaire, je plonge tête première « au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe? /Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau! », disposant de tout l’espace de la nuit pour refaire le monde à ma guise, dans l’espoir de chanter à nouveau le lendemain au réveil.

jeudi 22 septembre 2011

Les matins tyrannosaures

Vous vous levez un matin, on ne peut pas dire que ce soit la grande forme. Le premier mot qui vous vient à l’esprit est le mot « flasque ». Une image de poudre pour gelée Jell-O occupe tout l’espace de votre cerveau : du Jell-O à la framboise ou aux cerises, vous hésitez sur la saveur, la couleur.

Vous décidez de boire votre café au jardin. Malgré le soleil qui pointe, tout vous semble triste, morne, gris. Jusqu’au nain de jardin en résine qui arbore tout à coup un air patibulaire.

Vous avalez coup sur coup le café amer, tiède.

Vous constatez une fois de plus que les limaces ont ravagé la moitié de vos plates-bandes, festoyant toute la nuit, à vos frais, dans vos hostas de collection dont pas une seule feuille n’a été épargnée. Vous souririez, de dépit certes, si vous en étiez capable, mais c’est comme si tous les muscles de votre visage n’obéissaient plus à votre volonté.

Vous êtes sur le point d’abdiquer, de tout, de votre vie en général, comme de votre jardin, de la maison, des amis, du travail. Vous êtes même décidé à envoyer votre demande d’apostasie à l’archevêché, depuis le temps que vous en rêviez.

Vous êtes à peine surpris lorsque vous apercevez, à quelques mètres à peine de vous, un Tyrannosaure Rex piétinant sans vergogne vos bégonias tubéreux, exceptionnellement florifères cette année. Cependant, vous n’avez pas la force d’émettre le moindre son pour essayer de le chasser, comme vous le faites si souvent pour éloigner les écureuils, les chats, plus rarement les mouffettes. Dans votre état, vous le trouvez presque attendrissant.


Vous rentrez, sans même vous donner la peine de refermer la porte derrière vous. En après-midi, peut-être, au plus tard demain, vous vous rendrez au supermarché. Devant l’étalage des desserts en poudre pour gelée Jell-O, vous hésiterez longtemps.

mardi 2 août 2011

Les mouches à vinaigre

La Métamorphose, 1915
Franz Kafka (1883-1924)
À la campagne, chez mon oncle Hector, on était assaillis par les mouches, autant à l’extérieur qu’à l’intérieur, dans la maison aussi bien qu’à l’étable : des régiments entiers, « de noirs bataillons » de grosses et grasses mouches velues, pattues, ventrues, à qui on livrait une bataille perdue d’avance. Mon oncle, lui, ne semblait pas importuné par leur incessant bourdonnement et leur acharnement infatigable, démentiel, démoniaque.

Chaque fois que nous lui rendions visite, le dimanche, nous le retrouvions à sa table, terminant son repas composé essentiellement de tomates en conserve qu’il accompagnait de deux épaisses tranches de pain beurrées et d’une tasse de thé noir. Je ne me souviens pas l’avoir jamais vu manger autre chose, sinon peut-être un ou deux œufs dans le vinaigre qu’il saupoudrait généreusement de sel avant de les avaler tout rond.

J’ai toujours détesté tout ce qui macère en pot dans l’huile, dans le vinaigre ou dans le sel : cela me rappelle trop les organes et les embryons de centaines d’animaux et de bestioles sacrifiés au nom de la science et que l’on conserve dans du formol dans des laboratoires malodorants. Mais les œufs au vinaigre de mon oncle Hector me révulsaient encore davantage, car dans le pot qui devait en contenir pas moins d’une douzaine, on trouvait bien cinq ou six belles mouches parfaitement conservées! Mon oncle se contentait de les repousser du revers de la cuiller chaque fois qu’il plongeait sa grosse main velue dans le bocal à malice.

Qui a osé écrire qu’on n’attirait pas les mouches avec du vinaigre, qui?

Aujourd’hui, chaque fois que je relis « La Métamorphose » de Kafka, j’ai une bonne pensée pour mon oncle Hector.


Le chien de Madame de Sévigné ( suite de: Les levrettes de Jules)

Portrait de Marie de Rabutin-Chantal,
marquise de Sévigné, vers1665
Claude Lefèbvre (1637-1675)
Le chien de Madame de Sévigné ne mangeait que du pain trempé dans du lait. Ce n’est pas seulement une jolie phrase, le fait est consigné quelque part dans son abondante correspondance.

Depuis deux jours, cette phrase ne me sort plus de la tête! Si je pouvais au moins mettre un nom sur la bête!

À défaut de me renseigner sur la perruche de Mallarmé (qui devait sans doute s’appeler « Azur » ou tout simplement « YX »), ou sur le castor apprivoisé de Marie de l’Incarnation (était-ce plutôt un canard boiteux?), je reviens sur les levrettes de Jules.

Si le chien de la célèbre marquise n’avalait que du pain détrempé, de quoi était donc constituée la pitance des quatorze petits lévriers de Jules? De grasses et appétissantes sauterelles vertes nappées de miel, accompagnées de citrons confits, servies dans une écuelle d’or remplie à ras bord de lait aromatisé à la cardamome?

Autres sujets d’inquiétude : pouvaient-ils seulement aller librement dans tout le palais? La nuit, étaient-ils confinés dans une jolie cage dorée, tout à côté de l’étang à crocodiles sacrés? Témoignaient-ils à leur maître affection ou indifférence?


Je donne ma langue aux chiens, comme on disait au XVIIe siècle.

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Les levrettes de Jules

Portrait d'Alphonse de Lamartine, 1830
Henri Decaisne (1799-1852)
Cléopâtre aurait offert à Jules César quatorze petites levrettes, ces « oiseaux à quatre pattes » qui plaisaient tant à Lamartine. À Rome, ils devinrent bientôt si populaires qu’on ne les désigna plus désormais que sous le nom de « Levrettes d’Italie » ou « Petits lévriers italiens » (PLI).

Comment Jules accueillit-il ce présent vivant? Cléopâtre avait-elle quelque chose à se faire pardonner? Pourquoi quatorze, pourquoi pas plutôt une douzaine? Sept mâles, sept femelles? L’Histoire, malheureusement, ne retient pas ce genre de détails.

L’intention de Cléopâtre n’était-elle pas d’offrir à son amant quelque chose qui lui rappellerait à la fois la douceur de sa peau, sa grâce, son élégance, son raffinement, sa beauté déjà légendaire, au profil si nettement accusé? Ainsi, Jules songerait à elle chaque fois qu’il caresserait à tour de rôle ces petites bêtes au tempérament si frileux et au nez tout aussi effilé que celui de sa maîtresse.

Comment faire plaisir à un homme dont la puissance et la renommée dépassent toutes les frontières? On n’offre pas des roses, encore moins du chocolat, à un empereur. Je ne crois pas non plus qu’un rasoir, un peignoir ou une cravate auraient été un choix judicieux.

Certes, Cléopâtre avait beaucoup d’imagination, le goût sûr, un joli nez et, sans nul doute aussi, un très gros ego. En un mot, elle avait du flair.


La Reine d’Égypte, très femme du monde, n’offrit rien de moins à son Jules que quatorze exemplaires de son incomparable nez.


mercredi 22 juin 2011

Ce chien qui me regarde de travers


L'Absinthe, 1876
Edgar Degas (1834-1917)
Ce chien qui me regarde de travers, comme s’il soupçonnait que je sais par cœur des passages entiers de « L’existentialisme est un humanisme », comme s’il devinait que je suis l’un des rares avec mon amie J*** à réussir un soufflé au fromage, qui connaît mon amour inconditionnel pour saint François d’Assise et Thérèse d’Avila, qui sait que je ne me lasserai jamais d’écouter « La Java bleue » de Fréhel, qui s’étonne de me voir m’agenouiller devant Diane Dufresne chaque fois qu’elle passe à la télé, qui me toise, se méfie, parce que je parle aux chats, aux oiseaux, aux loups et aux loutres, qui me nargue, comme s’il savait l’heure de ma mort, comme s’il voulait me mettre au parfum de ma disparition inéluctable, lui, ce loup dégénéré de la fable, enchaîné à son maître comme Prométhée à son rocher, sait-il seulement pourquoi je vénère les abeilles, que je m’extasie devant les pivoines, ce chien de compagnie, « mon semblable, mon frère », moi qui n’ai jamais connu d’autre maître que Baudelaire, qui vénérait les chats comme les Égyptiens le Soleil?

Je suis du côté de Baudelaire et des chats, l’absinthe en moins.


mardi 21 juin 2011

Un bouddha de pus, d'émeraudes et d'encens


Beau comme la renccontre fortuite
sur une table de dissection d'une
machine à coudre et d'un parapluie,
1935
Man Ray (1890-1976)
C’est toujours l’image qui me vient en tête quand je pense à Henri Michaux ou à Denis Vanier : celle du martyre consentant, un bouddha extatique, les yeux convulsés par la compassion universelle. Un bouddha de pus, d’émeraudes et d’encens.

Un martyre de la beauté, celle-là même qui faisait dire à Baudelaire: « Le beau est toujours bizarre », cruelle aussi, serais-je tenté d’ajouter, ou alors, « convulsive », selon l’expression de Breton. Car, il faut bien en convenir, la beauté, bizarre ou convulsive, est toujours plus ou moins surréaliste : elle fraie davantage avec la cruauté qu’avec la bienveillance, l’humanisme ou la vertu.

La beauté pure dérange, divise, tue, ce que Lautréamont, à l’instar et à la suite de Baudelaire, a parfaitement résumé dans cette formule aujourd’hui célèbre : « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie! »

C’est elle, la beauté, qui, la nuit, vient mordre les oreilles des enfants désobéissants et leur insuffler de mauvais rêves, des visions cauchemardesques qui leur laisseront au réveil la nette impression qu’ils ont été choisis, « élus » pour ainsi dire, comme Verlaine, pour sauver le monde de sa laideur.

La beauté est indissociable de la peur, c’est sa grande sœur, la mère de toutes les fées Carabosse du monde entier, toutes griffes dehors. La beauté n’est pas le beau, c’est quelque chose de pire, comme de l’arrogance ou du dépit, juste ce qu’il faut d’insolence pour s’élever au-dessus du commun, du vulgaire. Pas de beauté sans cette idée de revanche, de vengeance savamment ourdie dans l'ombre.

Pas de beauté « naturelle » non plus, à l’état brut, pas de beauté sans souffrance; au naturel, la beauté n’est que fadasserie, il lui manquera toujours l'esprit, la pensée, l’humain. La nature, le naturel, n’est pas la beauté; la beauté dans toute son essence et sa pureté, c’est l’homme qui la fait naître.

La beauté, c’est l’homme. L’homme dans toute sa vulnérabilité. C’est la seule religion que j’endosse.


samedi 18 juin 2011

L'été n'a pas de prix ni de sens


Adam et Ève dans le jardin d'Éden, 1616
Pierre-Paul Rubens (1577-1640)
Du soleil, du soleil, du soleil à revendre, gratis!

Aller jusqu’à imaginer l’homme de Cro-Magnon en tutu rose, Perfecto et talons aiguilles, un gorille albinos exécutant des travaux à l’aiguille dans un salon rococo, un pape, n’importe lequel, se peignant les doigts de pied en rouge vif, une baignoire remplie à ras bord de smarties, de guimauves et de jujubes, un monde à la Magritte, ni plus ni moins, une église où des bébés alligators s’ébroueraient joyeusement dans les fonts baptismaux et les bénitiers, un iceberg en feu défendu par des sapeurs-pompiers en G-string, des manchots empereurs brandissant fièrement le drapeau gay au défilé de la Fierté à New-York, la résurrection inopinée et inexpliquée de Marylin Monroe et du Frère André, du maïs multicolore anticancéreux, des tomates cubiques et des céleris pouvant également servir de passe-partout, tout cela que le soleil, qui tape fort aujourd’hui, me chante à l’oreille, et qui m’en doit plus d’une.

Un lion agnostique débattant de l’existentialisme avec une brebis bisexuelle socialiste, des divans très Roche-Bobois dessinés par Baudelaire, Proust commentant la dernière collection de Jean-Paul Gaultier, Lady Gaga ordonnée prêtre à Rome, une journée entière consacrée à tous les tarés de la terre où tout le monde, par solidarité, se ferait raser le crâne.

De petits singes vert pistache qui nous offriraient des martinis fluorescents, allumeraient nos cigarettes, et qui nous serviraient des tartes aux myrtilles géantes recouvertes d’une meringue aux nuages roses dans des feuilles de bananiers d’or serties d’émeraudes comestibles et aphrodisiaques.

Il fait tellement beau : je me roulerais tout nu dans l’herbe, entouré de lionceaux qui me lécheraient sans vergogne les oreilles et les pieds.

L’été n’a pas de prix ni de sens.


Ce qui mijote à feu doux m'apaise

Ma mère à sa cuisinière, 1950
Je suis toujours là à brasser quelque chose : une soupe, une sauce, un ragoût. Comme d’autres brassent des affaires, de l’argent, je mélange des couleurs à des parfums. Ce qui mijote à feu doux m’apaise.

L’espace d’un moment, d’un mouvement, je suis cette grand-mère du néolithique qui brasse dans sa marmite géante, une pagaie en guise de cuiller, un ragoût de mammouth accompagné de jeunes pousses de fougères et aromatisé à l’écorce de ginkos.

Je grogne d’aise, à deux mains au-dessus de la marmite odorante, les yeux rougis par la fumée, la salive aux commissures des lèvres, le geste sûr, je pagaie allègrement, la faim au ventre, les cheveux en bataille, fière, dans mes haillons de peaux de bêtes sauvages.

Puis, ce bruit étrange, un bruissement d’abord, à peine perceptible, venu du fond de mes entrailles, qui monte ensuite en cascade, comme du vent remontant de mes cuisses, doux chatouillis du ventre, giclée de pur bonheur, qui ressemble à un cri, mais qui n’en est pas un, ce bouillonnement de l’intérieur qui déforme tout mon faciès, chant de gorge nouveau, prière, incantation?

Une odeur de soufre se mêle à celle du fumet qui s’échappe de la marmite. Tout le clan réuni autour du feu attend sa pitance. Je jette aux grands mâles les plus gros morceaux, encore tout fumants.

L’espace d’un moment, d’un mouvement, je suis cette vieille femme en hardes qui brasse on ne sait trop quoi, une soupe, une sauce, un ragoût, cette femme intemporelle, sans âge, qui sourit, qui sourit depuis la nuit des temps, le cœur à l’ouvrage, le chant aux lèvres.


samedi 11 juin 2011

Les ciseaux de Matisse

L'Origine du monde, 1866
Gustave Courbet (1819-1877)
Ce coup de génie de Matisse : découper la couleur, ce coup de maître! À croire, à tort, que les peintres sont fous, alors qu’ils sont tout simplement heureux.

Troquer ses pinceaux contre des ciseaux, découper le bonheur à grands coups de ciseaux, cet enfantillage de vieillard fou, jamais la peinture n’allait s’en remettre. Et tant mieux pour la joie, celle de l’enfance retrouvée, celle du bonheur insouciant, du jeu.

Moi, avec les ciseaux de Matisse, des ciseaux de géant, je découperais de petits pans de ciel bleu pour m’en faire une écharpe que je ne porterais que les jours de pluie; je percerais de toutes petites brèches dans la voûte céleste pour voir le sourire de la Vierge Marie; je sculpterais des nuages en forme de sucettes; je ferais du ciel un immense vitrail derrière lequel, peut-être, je pourrais apercevoir le visage d’un Dieu débonnaire et reconnaissant, tout auréolé d’anges de musique dans des robes écarlates.

Dieu n’aurait-il été, à la fin, qu’un peintre fou? Créer, c’est arrêter le monde pour mieux le contempler, c'est arrêter le temps, pour mieux le découper.