dimanche 24 février 2013

Les mots sont des oiseaux invisibles



L'oiseau de ciel, 1965
René Magritte (1898-1967)
Parfois, ça se bouscule dans ma tête, ça crie : trop de mots. C’est que les mots, tout comme les plantes, aiment la lumière et le grand air. Le poète est celui qui leur donne à boire, celui qui leur procure la lumière dont ils se nourrissent et sans laquelle ils s’étioleraient. Les poètes sont les jardiniers des mots.

Les mots sont des oiseaux invisibles. La mission du poète est de s’en approcher le plus près possible, furtivement, pour leur donner l’élan nécessaire afin qu’ils puissent prendre leur envol.

Les mots n’aiment rien tant que des vacances au bord de la mer. Il faut les voir s’ébattre au-dessus des vagues, comme s’ils voulaient les défier, ou s’agglutiner auprès des enfants qui construisent des châteaux de sable sur la plage, pour voir de plus près leur sourire malicieux et prendre part à leurs rêves impossibles. Les mots sont des joueurs infatigables. Tout à l’heure, ici même, j’en ai surpris deux qui embrassaient le vent! Il doit bien exister, quelque part, un continent, un pays, une île, où les mots vont boire et manger, où ils se reposent, où ils font l'amour dans « des lits pleins d’odeurs légères[1] ».

Les mots sont le parfum des fleurs, leur essence, une image silencieuse. Quand on arrive enfin à leur faire dire ce qu'ils veulent bien nous laisser dire, alors on parvient aux frontières de ce pays qu'on appelle poésie.

(Cayo Largo, 12 février 2013)

 



[1] Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du mal, « La mort des amants », 1857.

mercredi 6 février 2013

Longtemps, je me suis levé de bonne heure

À la recherche du temps perdu, 1913-1927
Marcel Proust (1871-1922)
Tous les matins, à six heures, mon chat venait me tirer du lit. Pendant dix ans, pas une seule fois il n’a failli à la tâche. Pour pasticher Proust, je dirais : « Longtemps, je me suis levé de bonne heure. »

Il n’existe pas, je crois, du moins à ma connaissance, de réveille-matin plus fiable qu’un chat affamé (ou gourmand). Tant que cet animal partagerait ma vie, je pourrais dormir sur mes deux oreilles, tranquille, sans craindre de « passer tout droit » un seul matin de ma vie.
C’était toujours le même rituel, chaque jour, le même stratagème, le même supplice. D’abord, un miaulement à peine perceptible, puis un autre, plus hardi, enfin un troisième, parfaitement audible celui-là, soufflé à même l’oreille; ensuite, sans crier gare, l’attaque franche et directe, intempestive : une langue râpeuse, humide et collante, qui s’introduit subrepticement dans votre orifice auditif et qui en explore allègrement tous les recoins jusqu’à ce que vous criiez grâce et que vous capituliez.
 Pourquoi six heures, exactement? Je me suis longtemps posé la question. Pour pasticher Proust, je dirais : « Longtemps, je me suis posé la question. » J’imagine qu’un jour, j’ai dû me lever à six heures, par hasard ou par nécessité, je ne sais trop, parce que je ne dormais plus, ou pour aller aux toilettes, peut-être, enfin, qu’importe, je me suis levé un beau matin à six heures pétantes, sans mesurer encore toute l’étendue et les conséquences irréversibles que ce réveil prématuré, inopiné, aurait sur ma vie et les jours à venir. Hélas, pour moi, déjà, il était trop tard : le glas du réveil venait de sonner, et plus jamais je ne pourrais faire la grasse matinée.
 Je crois même me souvenir de son regard hébété ce matin-là. Ses yeux jaunes semblaient briller plus qu’à l'accoutumée, il me regardait étrangement, comme s’il souriait, comme seuls savent sourire les chats, et comme seuls savent s’en apercevoir ceux et celles qui partagent leur vie, leur logis et leur couche avec un chat domestique. Il en avait décidé ainsi : dorénavant, monsieur déjeunerait tous les matins à six heures. Pour pasticher Proust, je dirais : « Longtemps, mon chat a déjeuné à six heures. »
C’était, quand j’y repense, je l’avoue aujourd’hui avec le recul, presque agréable, car il n’est pas donné à tout le monde de se faire réveiller le matin en se faisant lécher les oreilles par un animal à sang chaud qui vous aime plus que tout au monde. Pour pasticher Proust, je dirais : « Longtemps, j’ai enduré un chat qui me réveillait de bonne heure. »

dimanche 3 février 2013

Pour faire entrer le chant des oiseaux dans la chambre


Hommage à Rosa Luxemburg, (détail), 1992
Jean-Paul Riopelle (1923-2002)
C’est quelqu’un qui va mourir. Je ne le connais pas, ou plutôt je ne la connais pas, puisqu’il s’agit d’une femme. Je ne fais qu’imaginer la scène, mais je vois la femme.
Les phrases sont courtes, à l’image de la respiration saccadée de la mourante.
Elle est là, pâle et haletante, sur son lit de mort.
Elle a demandé des draps blancs, un bouquet de lavande sur sa table de chevet. Elle tient à ce que tout le monde soit là : ses proches, ses petits-enfants, sa chatte Lisbeth, une siamoise de 15 ans, presque aveugle, édentée, qui ronronne pour un rien, pour un regard ou une caresse.
Elle peine à parler, s’en excuse, esquisse un sourire douloureux. Elle finit par dire : « Je n’aime pas les points de suspension : ils portent toujours à confusion. » Elle ajoute, à bout de souffle : « Étant donné les circonstances, ils seraient mal à propos. »
Elle a demandé aussi qu’on ouvre la fenêtre « pour faire entrer le chant des oiseaux dans la chambre ».
Elle est stoïquement belle, presque sereine. Elle dit qu’elle n’a pas peur, qu’elle ne regrette rien. Elle ne quitte pas des yeux le bouquet de lavande, comme si c’était la dernière image qu’elle voulait emporter avec elle.
Elle dort un peu, semble presque sourire. Dehors, on entend les oiseaux. La chambre embaume la lavande. La chatte s’est blottie sous l’édredon.
Elle a demandé que l’on note ses derniers propos, sa dernière phrase, l’image-mémoire de ce qu’aura été sa vie. Elle a dit : « Pour la postérité, parce que je vous ai aimés. »
Elle respire une dernière fois le parfum des lavandes et s’endort au chant des oiseaux.
« Les oiseaux. » Elle a répété : « Les oiseaux. »
La chambre était inondée de lumière, de sa lumière. Quelqu’un a aussi noté cette phrase.