mardi 11 décembre 2012

Un long voyage en ballon

Le violon d'Ingres, 1924
Man Ray (1890-1976)
Rondes d’amour, énormes de vie, soufflées à l’hélium, on voudrait se blottir contre leur ventre pour écouter les battements roses d’un petit cœur qui bat trop vite.

On voudrait poser sa tête sur cet oreiller moelleux, rebondi, pour l’entendre ronronner; on voudrait les entourer de nos bras, leur souffler des mots doux dans le cou, pouvoir s’endormir avec elles le temps d’une éternité, et voyager, voyager longtemps, vers « le vert paradis des amours enfantines[1] »; on voudrait percer le mystère de ce ventre d’amour : on rêve d’être un bébé kangourou.

Alors on part avec elles pour un long voyage en ballon.
Enveloppantes, caressantes, toujours à méditer, les mains posées à plat sur leur ventre consacré, elles se bercent en chantant, ondulent, chavirent, le temps qu’il faut à un sourire pour irradier, le temps qu’il faut à l’amour pour rayonner.
Alors on écoute Suites pour violoncelle seul, de Bach, et l’on s’envole avec elles, en pensant à notre mère.



[1] Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du mal, « Moesta et errabunda ».

jeudi 6 décembre 2012

Le bouquet de neige


Un poète, 2012
Denis Payette
Montréal, janvier 1886.
C’est un matin d’hiver, froid. Le vent souffle en rafales et fait tourbillonner la neige.
L’enfant n’entend pas la cloche qui annonce la fin de la récréation.
Le maître appelle l’enfant, à deux reprises, mais sa voix se perd en écho dans l’air glacial.
L’enfant aux mains nues frissonne de tout son corps.
 
Le maître a rejoint l’enfant.
«  Il faut rentrer maintenant », dit le maître. 
La voix est posée, se veut rassurante. Puis il tend une main à l’enfant.
Mais l’enfant reste là, inerte et frissonnant, son impossible bouquet de neige à la main.
 
L’élève et le maître arborent le même sourire triste, mus par le
même pressentiment trouble.

mardi 13 novembre 2012

La lettre


Je vous aime, 1999
Irène Frain
« C'est Vénus tout entière à sa proie attachée. »
Racine, Phèdre (I, 3, v. 306)
Un jour j’ai reçu une lettre, une lettre d’amour. Je n’en avais jamais reçu de pareille. L’écriture était soignée, le ton était celui de l’aveu et le destinateur s’y livrait corps et âme. Toute ma vie j’avais attendu cette lettre, pourtant, j’étais incapable de me résoudre à y répondre. J’ai rangé la lettre quelque part et j’ai fini par l’oublier.

Puis un jour, par hasard, je l’ai retrouvée, la lettre d’amour fou, la lettre trop belle pour ne pas être sincère, la lettre au « vous » qui ressemblait à un billet doux.

La lettre parlait de ma voix, de mes mains, de mon regard et de mon sourire à demi. Si j’en divulguais aujourd’hui le contenu, j’aurais l’impression de profaner l’amour. Une lettre comme on en écrivait au XVIIe siècle, une lettre que l’on porte à son cœur en levant les yeux au ciel, une lettre que l’on relit cent fois!

J’admirais l’audace et la témérité du signataire qui me confessait ainsi sans pudeur son amour désespéré et qui risquait le tout pour le tout, m’écrivait-il, pour se libérer de cet amour impossible, condamné avant même que de naître.

Un jour, il y a longtemps déjà, j’ai reçu une lettre, une lettre demeurée sans réponse. Un jeune homme s’y livrait corps et âme, au risque, précisait-il, de ne plus être en mesure d'affronter mon regard.

J’ai connu ce bonheur, j’ai eu cette chance, et ce malheur aussi. J’ai dû me résigner à oublier que je n’avais jamais donné suite à cette lettre.

J’étais alors un jeune professeur et j’avais décidé, cette année-là, de faire lire à mes élèves Phèdre de Racine.

dimanche 21 octobre 2012

Les beaux dimanches


L'immense ennui est un caleçon/ Pour éléphants
/Qui marchent pieds nus autour du soleil.

Francis Picabia

Ma mère, en 1958
Le dimanche, on allait à la messe en famille. On mettait nos habits du dimanche, nos souliers neufs. C’était toujours pareil, c’était toujours le même dimanche. Il me semble qu’il faisait toujours beau.
L’après-midi, on allait chez ma tante Annette. Au salon, les hommes parlaient de chasse, de pêche ou de politique. Dans la cuisine, ma tante s’entretenait de mode avec ma mère et mes sœurs. Mon frère et moi attendions impatiemment le moment où ma tante nous offrirait un verre de Cream soda, d’Orange Crush ou de 7 Up, des peanuts salées ou des caramels Kraft. C’était à mourir d’ennui, mais on ne le laissait jamais paraître. On disait merci et on attendait 4 heures, sans broncher. Même la chienne avait l’air de s’ennuyer.
L’été, on allait au chalet de ma grand-mère maternelle. On pourchassait les écureuils, on attrapait des grenouilles, on allait chercher de l’eau de source. On avait toujours peur de croiser un ours. Le chalet tombait en ruines.
Quand on restait à la maison, mon père faisait une sieste, ma mère préparait du sucre à la crème. Les après-midi s’éternisaient. Il ne se passait jamais rien. Le soir, en famille, on écoutait « Les beaux dimanches » ou « The Ed Sullivan Show » en bayant aux corneilles. On faisait semblant d’aimer ça, on faisait semblant de comprendre.
Les jours coulaient heureux, tranquilles, blancs. Et puis, un jour, nous n’avons plus été à la messe, nous ne nous sommes plus endimanchés. Mais je me souviens encore du tablier de ma mère, celui qu’elle ne portait que le dimanche.
À partir de quand, exactement, commence-t-on réellement à détester les dimanches?

mardi 18 septembre 2012

Ce dimanche idéal où Callas s'époumonait à qui mieux mieux


Opéra de Montréal,
La traviata, 2012-2013
Je ne sais pas ce qui m’a pris, c’est arrivé comme ça sans trop que j’y pense. Une envie irrépressible, incontrôlable, presque une urgence, un besoin impérieux, vital, viscéral, comme si le reste de ma vie en dépendait…
Papillons dans le ventre, démangeaisons gênantes, borborygmes tonitruants, impossible de calmer la rumeur, d’éteindre le feu, de passer outre.
C’est arrivé comme ça, sans s’annoncer, de manière impromptue, comme de la « visite » qu’on n’attend pas, une démangeaison de l’âme, un appel, « un bruit sourd venant d’outre-tombe » comme dit Barbara.
C’était dimanche, c’était hier, cela n’a aucune importance. Et, sans plus tarder, sans réfléchir, j’ai fléchi, j’ai flanché, j’ai succombé à l’appel : CALLAS! « La traviata » (c’était donc cela « ce bruit sourd venant d’outre-tombe »).
J’ai préparé un seau d’eau chaude dans lequel j’ai ajouté quelques gouttes de savon à vaisselle et du vinaigre et j’ai sorti des chiffons doux. En moins d’une heure, j’avais déjà lavé toutes les fenêtres de la maison!
Rien de tel que l’opéra pour nettoyer les vitres! Rien de mieux pour faire chanter le cristal! Laver ses vitres relèverait donc de l’art lyrique? C’est la réflexion que je me faisais, tout en appuyant fort sur le chiffon, en ce dimanche idéal où Callas s’époumonait à qui mieux mieux.
Ne manquait que le champagne.

vendredi 14 septembre 2012

À quand le retour de la fraise espagnole?


 
Pourquoi j’aime Amélie Nothomb? Parce qu’elle est la seule, à ma connaissance, à écrire des phrases impossibles, improbables, impayables, des phrases que personne d’autre qu’elle ne peut écrire, parce que c’est cela, justement, écrire, c’est s’approprier le langage, le réinventer, comme si vous étiez le seul à pouvoir le faire, comme si vous étiez le premier. Nothomb, c’est ça : une langue, un style, une manière bien à elle, et puis ce petit je-ne-sais-quoi de fallacieux dans le propos, sa marque de commerce, qui nous la fait aimer ou détester, c’est selon :
« Le trafic des indulgences a soulagé bien des problèmes digestifs. » (p.28)
« J’ai une passion théologique pour les œufs. » (p.32)
« L’inventeur du champagne rosé a réussi le contraire de la quête des alchimistes : il a transformé l’or en grenadine. » (p.59)
« Je suis pour le retour de la fraise espagnole, il n’y a pas plus seyant. » (p.84)
« Mon ambition était de devenir un œuf. » (p.89)
« Vous ressemblez à une asperge. Vous êtes longue et mince, votre parfum n’en évoque aucun autre, et rien sur terre n’égale l’excellence de votre tête. » (p.106)
« … véritable pyrotechnie d’organdi. » (p.84)
« … apicultrice intergalactique. » (p.166)
Humour belge? Poésie surréaliste? Qui peut se vanter d’en faire autant?
Amélie est à la métaphysique absurde ce que Jean de la Croix est au mysticisme chrétien : la même folie grandiloquente, la même exaltation délirante.
Mythomanie perverse, rodomontade de mauvais goût diront ses détracteurs.
Dans Barbe bleue[1], le dernier opus de madame Nothomb, le génie frôle Amélie. Encore une fois.
À quand le retour de la fraise espagnole?



[1] Amélie NOTHOMB, Barbe bleue, Paris, Albin Michel, 2012.

dimanche 9 septembre 2012

Sniffer de la colle à faux cils


Les funérailles d'Atala, 1808
Anne-Louis Girodet (1767-1824)
Le ciel s’obscurcit, le vent se lève, dans le vague amer des passions mortes dans l’œuf et dans un atermoiement de moi-même qui frôle l’hystérie, j’assiste, impuissant, presque indifférent, à la mort de l’été.
En attendant l’orage, je flirte avec Chateaubriand : « Levez-vous vite, orages désirés… ». J’’entends Baudelaire, la voix rauque, l’œil fou, le sourire malade : « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle. » J’attends qu’il pleuve pour savoir si je suis encore capable de pleurer.
Comme une envie soudaine, impérative, inexpliquée et absurde de peler des pommes de terre pour rien avec un perroquet vert sur l’épaule qui me sifflerait à l’oreille une chanson triste d’Alice Robi.
L’envie de faire une sieste de cent ans avec la Belle au bois dormant, de ne plus écrire, jamais, une envie d’allégeance totale au désespoir.
L’envie de dessiner une maison avec une porte et une fenêtre au-dessus, un soleil pâle à droite, et un pendu à l’intérieur.
L’envie de relire à genoux Confessions d’une religieuse de Sœur Emmanuelle, d’acheter un poisson rouge, une roulotte (?), de faire exploser le barbecue, de creuser la terre pour y dénicher des vers, une envie de tintamarre comme de jouer de la casserole en pleine nuit.
Une envie urgente de me confesser à Annie Ernaux, une envie sauvage de romantisme débridé : embrasser à pleine bouche le voisin d’à côté qui me salue tous les matins vers 6 heures, si beau avec sa barbe de trois jours.
Une envie de tricoter des « pattes » de bébé, de faire semblant de lire À la recherche du temps perdu, une envie de prendre le voile, l’envie de faire brûler un poulet par exprès, de renverser de la mélasse sur le tapis blanc de la chambre de ma tante Gertrude, l’envie de relire à la suite tous les romans d’Amélie Nothomb les yeux fermés, l’envie d’aller fleurir la tombe de Gaston Miron, l’envie folle d’un éléphanteau comme animal de compagnie, l’envie d’écouter en boucle « Breathe » de Pink Floyd, comme une envie de me rallier à l’idée que le Québec ne deviendra jamais un pays, l’envie de me faire tatouer un petit bonhomme Pillsbury sur le torse, de crever des pneus au hasard dans la rue, de me « moucher dans les étoiles », de sniffer de la colle à faux cils…
Oui, beaucoup de mal à l’idée qu’il faille déjà enterrer l’été.

jeudi 21 juin 2012

Manger des hosties trempées dans du vin de messe


L'art presque perdu de ne rien faire, 2011
Dany Laferrière
J’ai le goût de ne rien faire, et, comme c’est souvent le cas chez moi lorsque je ne fais rien ou quand je n’ai plus rien à faire, j’écris. Écrire me donne le goût de ne rien faire encore plus, de procrastiner à longueur et à langueur de jour dans la poésie, cette béatitude, dans cet état de grâce qui nous fait croire, parfois, que l’on a du génie.
Le goût de ne rien faire, parfaitement, comme ceux qui lisent du matin au soir des livres trop volumineux qu’ils n’achèveront probablement jamais; ne rien faire, rien, comme ceux qui boivent pour s’oublier, pour oublier, ou pour oublier qu’ils existent, comme ceux qui font des puzzles ou des mots croisés toute la journée en buvant du café froid et qui ne font jamais leur lit avant cinq heures de l’après-midi.
J’ai le goût de ne rien faire, le goût d’enfiler des macaronis coupés sur un fil pour en faire des colliers, le goût de jouer aux poches avec mon père au chalet de ma grand-mère, par un dimanche ensoleillé, chaud et humide, tout en écoutant s’égosiller à perdre haleine les chardonnerets tellement intenses dans leur petite robe soleil; le goût de construire une cabane d’oiseaux en bâtons de Popsicle, qu’aucun oiseau, je sais, jamais, ne visitera; le goût de ne rien faire, de laver un « char » choisi au hasard dans la rue, pour le plaisir de jouer dans l’eau, le goût de me faire tremper les pieds dans de l’eau tiède et salée, jusqu’à ce que je m’endorme, ce goût-là, « que j’ai, que j’ai », de me rafraîchir.
Ne rien faire. M’acheter une petite souris blanche — que j’appellerais justement Blanche —, et la regarder s’étourdir dans sa roue, la folle, courir après quelque chimère de souris (peut-on vraiment savoir ce qui se passe dans le cerveau d’une souris?), jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’extase mystique, jusqu’à sa complète dissolution dans le non-être, dans le nirvana blanc des souris blanches à pattes roses.
Ne rien faire, ou alors faire du vélo tout nu (ou en jupe) pour mieux sentir la caresse du vent sur mes cuisses, ou tirer la chasse d’eau cinq fois de suite pour rien, pour le plaisir tout simple d’entendre l’eau couler, le goût de rester assis jusqu’à ce que je sente mes ongles s’allonger, le goût de rien, de dire aux gens ce qu’ils veulent bien entendre, le goût d’écouter Chopin en regardant valser mes fougères dans la lumière et le vent. Tout cela, en vrac, en ce premier jour de canicule.
Le goût d’écrire des phrases à la syntaxe impossible, des phrases qui ne tiennent pas la rampe, des phrases à quatre pattes à dormir debout, le goût de peindre un « Carré blanc sur fond blanc » sur une toile de 5 m X 7 m, le goût de fixer les points noirs d’une coccinelle jusqu’à l’éblouissement, jusqu’à la révélation, jusqu’à ce que je lévite. Oui.
Ne rien faire, comme manger des hosties trempées dans du vin de messe, en sapant (ce goût-là, absurde et irrationnel), et lire un poème de Denis Vanier choisi au hasard.

jeudi 14 juin 2012

J'apprends par coeur le nom des fougères


Ocelles de lumière, Espagne, 2006
Crédit photo: André Lebeau
J’apprends par cœur le nom latin des fougères, pour rien, pour le plaisir, pour les aimer encore davantage, pour leur beauté sauvage, naturelle, gracile : matteucia struthiopteris, adiantum pedatum, dryopteris filix-mas, polystichum acrostichoides, osmunda regalis spectabilis, athyrium nipponicum pictum. On dirait d’anciennes formules magiques tirées du grimoire d’un alchimiste fou.

Les fougères sont à la forêt ce que les vitraux sont aux églises : des dentelles de lumière. Elles protègent les amours des elfes. Dans la tiédeur du matin, tranquilles, à l’ombre, elles prient en silence. D’un feu pâle et tiède, elles allument la forêt.
Matteucia struthiopteris, adiantum pedatum, dryopteris filix-mas. J’apprends par cœur le nom des fougères, pour rien, pour mon plus grand bonheur, pour rendre hommage aux divinités visibles et invisibles qui hantent la forêt de mes jours.

mercredi 13 juin 2012

Dark side of the moon


Le Jardin des délices, (panneau central), 1503-1504
Jérôme Bosch (v. 1450-1516)
Je suis comme un flamant rose qui volerait à l’envers, la tête en bas, un Jonathan Livingston du suicide, une hirondelle kamikaze, un héron bleu de désespoir, le plus noir des poèmes de Baudelaire. Je suis aussi triste que Colin dans L’Écume des jours après la mort de Chloé.
Je pense à mon frère qui aimait tant les chiens, le printemps, le champagne et le saumon fumé.
Je revois ma perruche (se posant une dernière fois sur mon épaule pour me dire « je t’aime », avant de tomber raide morte sur le carrelage de la cuisine).
Diane Dufresne qui chante « L’été n’aura qu’un jour »; le macaroni à la viande, au fromage et à l’amour que ma mère nous concoctait le samedi, si réconfortant; la vénération obsessionnelle de mon oncle alcoolique pour Édith Piaf; la fierté de ma petite-nièce Coco, posant dans son tutu rose et son collant blanc, trop fière, trop belle : comment m’en remettre?
Le Cri  de Munch; ma sœur caressant les doigts jaunes de son mari sur son lit de mort; le bleu de mes hortensias plus bleus qu’un ciel de mai; ma chatte Annie, le ventre ouvert, venue me faire ses derniers adieux sur le pas de ma porte : comment oublier?
Le goût âcre du café noir et la première cigarette du matin après une nuit de beuverie; le suicide de mon ami d’enfance le jour de ses trente ans dans le garage de ses parents; « Le Mal de vivre » de Barbara, un jour de pluie; en octobre; Manuscrits de Pauline Archange, de Marie-Claire Blais : je ne pourrai jamais quitter ce monde sans pleurs.
Je regarde le ciel en pensant au jour où je rejoindrai Baudelaire dans un quelconque paradis, artificiel ou non. Très  « dark side of the moon », je regarde défiler les nuages depuis plus d’une heure.
Je mourrai pour avoir trop aimé le soleil, et l’accordéon.

mardi 12 juin 2012

On fait des romans avec presque rien


Mrs Dalloway, 1925
Virginia Woolf (1882-1941)
« Mrs Dalloway dit qu’elle se chargerait d’acheter les fleurs[1]. » Tout est là, tout est dit : acheter des fleurs, voilà.
On fait des romans avec presque rien, c’est comme ça, peut-être pour se donner l’illusion que la vie, sa vie, vaut la peine d’être vécue, ou pour chasser l’ennui, tout simplement. Dans la vie, comme dans les romans, il faut des fleurs, beaucoup.

Chacun vient au monde avec une phrase, sa phrase, une phrase à soi, et nous ne disposons pas assez de toute une vie pour pouvoir l’écrire, cette phrase, celle qui pourrait nous faire croire que notre vie n’aura pas été vaine, cette même phrase qui, à notre mort, donnera tout son sens à notre existence.

« Mrs Dalloway dit qu’elle se chargerait d’acheter les fleurs. » C’est avec des phrases qu’on fait des romans. Le drame de Virginia Woolf est peut-être d’avoir trop aimé les fleurs, et les phrases qui viennent avec. On ne peut pas ne pas aimer les fleurs et prétendre aimer la vie.On peut aussi mourir à cause des fleurs.

Il faut beaucoup aimer pour pouvoir écrire des romans. Comme Mrs Dalloway. Ou comme Virginia Woolf, qui aimait trop les fleurs, et les phrases.

Chaque fois que j’achète des fleurs, Mrs Dalloway me donne le bras.




[1]Virginia WOOLF, Mrs Dalloway, 1925: « Mrs Dalloway said she would buy the flowers herself. »

jeudi 15 mars 2012

Plumer des poignées de porte?

« Le réel me donne de l’asthme. » (E.M Cioran)

Melencolia I, 1514
Albrecht Dürer (1471-1528)
Convaincre un oignon, tapisser un ogre, cadenasser du vert, alphabétiser des tulipes, hypnotiser des crabes, caraméliser un astronaute, cacheter une baleine, héler un œuf, frire des scapulaires, effeuiller le dinosaure, paraphraser l’atome, fêler du lait, tricoter de la cire, dilater une pierre, endetter un orignal, épouiller une pelle, allumer du pus, plumer des poignées de porte? Il y a tant à faire! Je me demande par quoi commencer.

Les gens qui s’ennuient, vraiment, je ne comprends pas.

La poésie est le remède à tous les maux.

mercredi 14 mars 2012

Rouges les cerises

Cerises, fraises et groseilles à maquereau, 1630
Louise Moillon (1610-1696)
L’image en boucle, dans ma tête, d’un jeune garçon cueillant des cerises. Ce rouge-là, le soleil trop fort, et le goût acidulé des fruits sur ma langue. J’ai six ans. Une image d’Épinal.

Ce tableau-là, que j’écris : rouges les cerises, la lumière de juillet, et le chat tapi dans l’ombre, que personne ne voit.

Ce mémorial de l’été, blanc.

Je ne sais plus si j’écris ou si je dessine.

Je cherche la couleur pure des mots, cette morsure-là.

jeudi 23 février 2012

L'année même où Borduas achevait L'Étoile noire


L'Étoile noire, 1957
Paul-Émile Borduas (1905-1960)
J’ai toujours vu la vie en couleurs. J’ai toujours poursuivi des chimères. Je suis un entêté de la vie.

Enfant, je dessinais la pluie, je cherchais la couleur exacte du vent, j’arrosais même les cailloux dans l’espoir de les voir fleurir! J’étais un idéaliste. Quand on ne sait pas encore nommer le monde, toutes les fleurs sont bleues, tous les nuages sont roses.

Plus tard, j’ai compris que les mots aussi généraient leur propre lumière, qu’ils brillaient de leur propre éclat, qu’ils irradiaient même! Quand j’écrivais, j’avais l’impression de pétrir la matière, j’entrevoyais des lumières nouvelles, j’accédais à un monde surnaturel. Je n’écrivais pas, je dessinais avec les mots!

Aujourd’hui, je n’écris plus que « par déception du monde » (sic) : parce que les lilas ne fleurissent pas douze mois par année, parce que les chats sont trop beaux, parce que je ne mettrai jamais les pieds sur la lune, parce que la candeur débouche toujours sur la mélancolie. De l’entêtement pur et simple. De l’acharnement esthétique.

J’aime à penser que je suis né l’année même où Borduas achevait L’Étoile noire. J’aime à croire, aussi, qu’il signait là, trois ans avant sa mort, son chant du cygne.

Je suis un peintre qui écrit, les roses noires, les roses blanches de la vie.

jeudi 16 février 2012

Repasser dix fois la même chemise

Marilyn, 1964
Andy Warhol (1928-1989)
« Aucune volupté ne surpasse celle qu’on éprouve à l’idée qu’on aurait pu se maintenir dans un état de pure possibilité. » (E. M. Cioran)

C’est une de ces journées tristes et grises de février comme cela n’est pas permis, une journée de pluie sans pluie. C’est une de ces journées noires, perdues d’avance, une de ces journées pendant lesquelles, quoi que vous fassiez, vous en avez la certitude, IL N’ARRIVERA RIEN! Sans trop savoir pourquoi, vous pensez à Marilyn.

C’est Le Mal de vivre de Barbara ou, pire, le Précis de décomposition de Cioran : une lumière noire embrouille les circuits de votre cerveau. Vous pourriez, par exemple, casser des verres par exprès toute la journée, faire marcher l’aspirateur pour rien, repasser dix fois la même chemise, qu’importe le prétexte, il vous faut tenir le coup, ABSOLUMENT, jusqu’au soir.

Et pourtant, c’est cela même, cette certitude qu’il n’arrivera rien, qu’il ne peut rien VOUS arriver, qui vous sauve du pire. Dans la perspective même que rien ne pourrait advenir, vous découvrez tous les possibles du non-advenu, les potentialités d’une inespérée et salvatrice latence; du coup, votre apathie morbide et votre mal de vivre s’éclipsent, se volatilisent. Vous récrirez l’histoire à l’encre rose, s’il le faut. Et Marilyn pourra, à nouveau, sourire.

Il faut imaginer Marilyn heureuse, ABSOLUMENT!

Alors, vous sortez votre plus belle chemise, et vous la repassez, avec le plus grand soin.


mardi 7 février 2012

Le spasme de givre

Nelligan n'était pas fou, 1986
Bernard Courteau
Ce pourrait être une forme de désespoir, quelque chose comme un spasme de l’âme contre lequel vous ne pouvez rien, une secousse de tout votre être aussi violente que spontanée qui fait que vous regardez le monde comme vous ne l’avez jamais vu auparavant, comme si vous le voyiez pour la dernière fois, ce monde qui vous est tout à coup totalement étranger. Vous réalisez pour la première fois que le désespoir est une forme de poésie. Et ce spasme, vous décidez de le traduire en poème.

Il neige beaucoup ce soir-là. Et plus il neige, plus vous vous enlisez dans le désespoir, dans ce romantisme noir qui hante vos nuits depuis que vous avez découvert Rodenbach, Verlaine, Baudelaire, ces poètes qui vous ressemblent comme un frère.

Le cœur noir, vous étouffez; vous courez à la fenêtre qui donne sur un grand jardin public. Comme un enfant qui s’ennuie, vous vous amusez à faire fondre le givre qui recouvre la surface du verre, d’abord avec votre doigt, puis avec votre haleine. Vous esquissez maladroitement un cœur, un cœur noir, un cœur de glace. Vous gravez dans le givre ce mal de vivre en un long spasme, un spasme de givre qui vous délivre enfin. Et vous pleurez longtemps, le front à la fenêtre, jusqu’à ne plus sentir votre douleur, jusqu’à ce que votre mal de vivre et le givre ne fassent plus qu’un, et que disparaissent, un à un, les mots que vous aviez gravés dans la glace :

« Ah! comme la neige a neigé!
Ma vitre est un jardin de givre.
Ah! comme la neige a neigé!
Qu'est-ce que le spasme de vivre
À la douleur que j'ai, que j'ai! »

Vous décidez que vous n’écrirez plus désormais que des poèmes transparents.


mercredi 25 janvier 2012

Comme un grand coup de gong qui sonnerait le printemps

La Joconde, 1503-1506
Léonard de Vinci (1452-1519)
Vous êtes dans l’attente, dans l’attente de quelque chose, d’un événement, vous ne savez trop quoi au juste, peut-être un appel, une lettre, une visite impromptue, quelque chose ou quelqu’un qui agirait comme un catalyseur, vous apportant la Grande Révélation de votre existence, une joie comme vous n’en avez jamais connu auparavant.

Votre cœur bat la chamade, vous trépignez d’impatience, vous n’arrivez plus à vous concentrer, c’est comme mille soleils en vous, vous n’osez même pas lever la tête au ciel de peur qu’une étoile vous ravisse, vous et votre trop-plein de lumière.

Votre esprit et votre corps ne font plus qu’un, dans cet état d’apesanteur qui vous donne un peu le vertige et qui dessine sur vos lèvres ce drôle de sourire lorsque vous méditez. La vacuité, c’est cela précisément que vous ressentez, comme si le sol se dérobait sous vos pieds, mais tout en douceur, progressivement, de telle sorte que c’est à peine si vous prenez conscience du phénomène.

Les mots s’effacent de votre mémoire un à un, lentement, puis les images, ensuite les sons, les bruits environnants. Vous n’avez jamais ressenti une telle paix, sauf lorsque vous êtes absorbé dans une lecture ou par un travail qui exige beaucoup de concentration et de précision, comme l’écriture, ou quand vous cuisinez, par exemple, ou que vous observez un oiseau jusqu’à ce que vos pulsations cardiaques se confondent avec les siennes.

Au-dedans de vous, c’est comme un grand coup de gong qui sonnerait le printemps.

Et vous demeurez longtemps dans cet état, entre béatitude et hébétement, à respirer les lilas à pleine brassée, trois mois à l’avance.

vendredi 6 janvier 2012

Une ballerine de coffre à bijoux

Les poissons rouges, 1912
Henri Matisse (1869-1954)
Pendant toute mon enfance, il me semble que je n’ai fait que tourner en rond, comme Max, le chien du voisin, enchaîné à un poteau, tournoyant inlassablement du matin au soir, comme si toute son existence se ramenait à un cercle dont le rayon ne dépassait pas deux mètres. Par compassion, je comptais les tours avec lui. Secrètement, je rêvais de rompre sa chaîne, mais si je craignais le chien, je redoutais encore davantage le maître.
Ce n’était pas de l’ennui ni de l’apathie, mais plutôt une absence totale au monde, à mon entourage, un peu comme si j’avais été le dernier enfant du monde, l’unique survivant d’une catastrophe planétaire qui faisait que je ne reconnaissais plus le monde que j’avais connu auparavant. Quelque chose ou quelqu’un m’empêchait de parler, je ne saurais trop dire, je ne comprenais pas, je n’étais pas , tout simplement.
Des heures en conversation silencieuse avec mon poisson rouge, ou assis en tailleur à compter des cailloux, à regarder la pluie tomber, à dormir debout à toute heure du jour, à fixer le vide jusqu’au vertige, comme si j’attendais quelque chose, une révélation, un signe qui ne venait jamais. J’étais déjà, sans le savoir, sans bien pouvoir comprendre le phénomène ni même me l’expliquer, un contemplatif.
Toute mon enfance contenue dans cette seule image : un coffre à bijoux que j’ouvre et que je referme à loisir, pour n’y découvrir, au fond, que l’image de ma propre condition : une ballerine qui tournoie, inlassablement, vertigineusement, jusqu’à l’anéantissement total de son être.
Et tandis que les accords métalliques de la boîte à musique faisaient naître en moi des images nouvelles, si belles et si troublantes à la fois que je croyais ne jamais pouvoir m’en remettre, à mon insu, j’écrivais mes premiers poèmes, pour une ballerine au tutu froissé et pour un chien à moitié fou.
J’ai la certitude d’avoir été, dans une vie antérieure, une ballerine de coffre à bijoux
« …dont l'unique soin était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir*».


*BAUDELAIRE, Charles, « La vie antérieure », Les Fleurs du Mal, 1857.

jeudi 5 janvier 2012

La main qui pense

Edward aux mains d'argent, 1991
Tim Burton
Quand l’envie d’écrire me prend, c’est que la main me démange trop. Rien ne sert de lutter, de remettre à plus tard, de faire la sourde oreille, impossible d’ignorer l’injonction : je rends les armes et j’obtempère.

On pourrait croire que la main n’obéit qu’à l’influx du cerveau, que c’est lui le seul maître à bord, que c’est l’esprit qui commande, qui décide de nos pensées, que la main n’est que le véhicule par lequel nos idées prennent forme, qu’elles se concrétisent en quelque sorte. Rien de plus faux! Quand je lis À la recherche du temps perdu, quand j’admire Le Baiser, quand j’écoute les Variations Goldberg, force m’est d’admettre que Proust, Rodin, Bach pensaient davantage avec leurs mains qu’avec leur tête! C’est comme si la main, dans leur cas, était dotée de son propre cerveau!

On sous-estime la valeur et le pouvoir réels de la main dans le processus créateur : que seraient la pensée, la création au sens large, l’art sous toutes ses formes, sans le concours et l’appui inconditionnel de la main? Comment Dieu, manchot, aurait-il pu créer le monde, façonner Adam à son image, fleurir le paradis terrestre?

Nul doute, c’est bien la main qui distingue l’homme de la bête. Personne ne peut contester cette vérité. Pour moi, écrire, de plus en plus, consiste tout simplement à laisser vagabonder ma main là où elle veut bien me mener, comme Proust, comme Rodin, comme Bach me l'enseignent. Je leur fais entièrement confiance. Fini l’angoisse devant la page blanche : on n’a qu’à se persuader que c’est la main qui pense à notre place.