mercredi 22 juin 2011

Ce chien qui me regarde de travers


L'Absinthe, 1876
Edgar Degas (1834-1917)
Ce chien qui me regarde de travers, comme s’il soupçonnait que je sais par cœur des passages entiers de « L’existentialisme est un humanisme », comme s’il devinait que je suis l’un des rares avec mon amie J*** à réussir un soufflé au fromage, qui connaît mon amour inconditionnel pour saint François d’Assise et Thérèse d’Avila, qui sait que je ne me lasserai jamais d’écouter « La Java bleue » de Fréhel, qui s’étonne de me voir m’agenouiller devant Diane Dufresne chaque fois qu’elle passe à la télé, qui me toise, se méfie, parce que je parle aux chats, aux oiseaux, aux loups et aux loutres, qui me nargue, comme s’il savait l’heure de ma mort, comme s’il voulait me mettre au parfum de ma disparition inéluctable, lui, ce loup dégénéré de la fable, enchaîné à son maître comme Prométhée à son rocher, sait-il seulement pourquoi je vénère les abeilles, que je m’extasie devant les pivoines, ce chien de compagnie, « mon semblable, mon frère », moi qui n’ai jamais connu d’autre maître que Baudelaire, qui vénérait les chats comme les Égyptiens le Soleil?

Je suis du côté de Baudelaire et des chats, l’absinthe en moins.


mardi 21 juin 2011

Un bouddha de pus, d'émeraudes et d'encens


Beau comme la renccontre fortuite
sur une table de dissection d'une
machine à coudre et d'un parapluie,
1935
Man Ray (1890-1976)
C’est toujours l’image qui me vient en tête quand je pense à Henri Michaux ou à Denis Vanier : celle du martyre consentant, un bouddha extatique, les yeux convulsés par la compassion universelle. Un bouddha de pus, d’émeraudes et d’encens.

Un martyre de la beauté, celle-là même qui faisait dire à Baudelaire: « Le beau est toujours bizarre », cruelle aussi, serais-je tenté d’ajouter, ou alors, « convulsive », selon l’expression de Breton. Car, il faut bien en convenir, la beauté, bizarre ou convulsive, est toujours plus ou moins surréaliste : elle fraie davantage avec la cruauté qu’avec la bienveillance, l’humanisme ou la vertu.

La beauté pure dérange, divise, tue, ce que Lautréamont, à l’instar et à la suite de Baudelaire, a parfaitement résumé dans cette formule aujourd’hui célèbre : « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie! »

C’est elle, la beauté, qui, la nuit, vient mordre les oreilles des enfants désobéissants et leur insuffler de mauvais rêves, des visions cauchemardesques qui leur laisseront au réveil la nette impression qu’ils ont été choisis, « élus » pour ainsi dire, comme Verlaine, pour sauver le monde de sa laideur.

La beauté est indissociable de la peur, c’est sa grande sœur, la mère de toutes les fées Carabosse du monde entier, toutes griffes dehors. La beauté n’est pas le beau, c’est quelque chose de pire, comme de l’arrogance ou du dépit, juste ce qu’il faut d’insolence pour s’élever au-dessus du commun, du vulgaire. Pas de beauté sans cette idée de revanche, de vengeance savamment ourdie dans l'ombre.

Pas de beauté « naturelle » non plus, à l’état brut, pas de beauté sans souffrance; au naturel, la beauté n’est que fadasserie, il lui manquera toujours l'esprit, la pensée, l’humain. La nature, le naturel, n’est pas la beauté; la beauté dans toute son essence et sa pureté, c’est l’homme qui la fait naître.

La beauté, c’est l’homme. L’homme dans toute sa vulnérabilité. C’est la seule religion que j’endosse.


samedi 18 juin 2011

L'été n'a pas de prix ni de sens


Adam et Ève dans le jardin d'Éden, 1616
Pierre-Paul Rubens (1577-1640)
Du soleil, du soleil, du soleil à revendre, gratis!

Aller jusqu’à imaginer l’homme de Cro-Magnon en tutu rose, Perfecto et talons aiguilles, un gorille albinos exécutant des travaux à l’aiguille dans un salon rococo, un pape, n’importe lequel, se peignant les doigts de pied en rouge vif, une baignoire remplie à ras bord de smarties, de guimauves et de jujubes, un monde à la Magritte, ni plus ni moins, une église où des bébés alligators s’ébroueraient joyeusement dans les fonts baptismaux et les bénitiers, un iceberg en feu défendu par des sapeurs-pompiers en G-string, des manchots empereurs brandissant fièrement le drapeau gay au défilé de la Fierté à New-York, la résurrection inopinée et inexpliquée de Marylin Monroe et du Frère André, du maïs multicolore anticancéreux, des tomates cubiques et des céleris pouvant également servir de passe-partout, tout cela que le soleil, qui tape fort aujourd’hui, me chante à l’oreille, et qui m’en doit plus d’une.

Un lion agnostique débattant de l’existentialisme avec une brebis bisexuelle socialiste, des divans très Roche-Bobois dessinés par Baudelaire, Proust commentant la dernière collection de Jean-Paul Gaultier, Lady Gaga ordonnée prêtre à Rome, une journée entière consacrée à tous les tarés de la terre où tout le monde, par solidarité, se ferait raser le crâne.

De petits singes vert pistache qui nous offriraient des martinis fluorescents, allumeraient nos cigarettes, et qui nous serviraient des tartes aux myrtilles géantes recouvertes d’une meringue aux nuages roses dans des feuilles de bananiers d’or serties d’émeraudes comestibles et aphrodisiaques.

Il fait tellement beau : je me roulerais tout nu dans l’herbe, entouré de lionceaux qui me lécheraient sans vergogne les oreilles et les pieds.

L’été n’a pas de prix ni de sens.


Ce qui mijote à feu doux m'apaise

Ma mère à sa cuisinière, 1950
Je suis toujours là à brasser quelque chose : une soupe, une sauce, un ragoût. Comme d’autres brassent des affaires, de l’argent, je mélange des couleurs à des parfums. Ce qui mijote à feu doux m’apaise.

L’espace d’un moment, d’un mouvement, je suis cette grand-mère du néolithique qui brasse dans sa marmite géante, une pagaie en guise de cuiller, un ragoût de mammouth accompagné de jeunes pousses de fougères et aromatisé à l’écorce de ginkos.

Je grogne d’aise, à deux mains au-dessus de la marmite odorante, les yeux rougis par la fumée, la salive aux commissures des lèvres, le geste sûr, je pagaie allègrement, la faim au ventre, les cheveux en bataille, fière, dans mes haillons de peaux de bêtes sauvages.

Puis, ce bruit étrange, un bruissement d’abord, à peine perceptible, venu du fond de mes entrailles, qui monte ensuite en cascade, comme du vent remontant de mes cuisses, doux chatouillis du ventre, giclée de pur bonheur, qui ressemble à un cri, mais qui n’en est pas un, ce bouillonnement de l’intérieur qui déforme tout mon faciès, chant de gorge nouveau, prière, incantation?

Une odeur de soufre se mêle à celle du fumet qui s’échappe de la marmite. Tout le clan réuni autour du feu attend sa pitance. Je jette aux grands mâles les plus gros morceaux, encore tout fumants.

L’espace d’un moment, d’un mouvement, je suis cette vieille femme en hardes qui brasse on ne sait trop quoi, une soupe, une sauce, un ragoût, cette femme intemporelle, sans âge, qui sourit, qui sourit depuis la nuit des temps, le cœur à l’ouvrage, le chant aux lèvres.


samedi 11 juin 2011

Les ciseaux de Matisse

L'Origine du monde, 1866
Gustave Courbet (1819-1877)
Ce coup de génie de Matisse : découper la couleur, ce coup de maître! À croire, à tort, que les peintres sont fous, alors qu’ils sont tout simplement heureux.

Troquer ses pinceaux contre des ciseaux, découper le bonheur à grands coups de ciseaux, cet enfantillage de vieillard fou, jamais la peinture n’allait s’en remettre. Et tant mieux pour la joie, celle de l’enfance retrouvée, celle du bonheur insouciant, du jeu.

Moi, avec les ciseaux de Matisse, des ciseaux de géant, je découperais de petits pans de ciel bleu pour m’en faire une écharpe que je ne porterais que les jours de pluie; je percerais de toutes petites brèches dans la voûte céleste pour voir le sourire de la Vierge Marie; je sculpterais des nuages en forme de sucettes; je ferais du ciel un immense vitrail derrière lequel, peut-être, je pourrais apercevoir le visage d’un Dieu débonnaire et reconnaissant, tout auréolé d’anges de musique dans des robes écarlates.

Dieu n’aurait-il été, à la fin, qu’un peintre fou? Créer, c’est arrêter le monde pour mieux le contempler, c'est arrêter le temps, pour mieux le découper.


vendredi 10 juin 2011

Un coup de balai jamais n'abolira le hasard



Denis au balai et au nez de clown, juin 2011
(photo: André Lebeau)
Depuis trois jours, je ne fais que ça, balayer : le balcon, les marches de l’escalier, le trottoir. Des milliers de samares que le vent charrie et que je jette à la rue.

Je me dis que j’aurais pu être ça, aussi, un balayeur, un balayeur de rue, rien que ça, le contraire de Mallarmé qui jouait aux dés sa vie, sa poésie.

J’aurais pu être le Stéphane Mallarmé des balayeurs de rue, le plus grand, et, de surcroît, le plus incompris. Un balayeur de hasard, voilà.

Je me dis, tout en balayant, qu’un coup de balai jamais n’abolira le hasard. Et j’y crois, j’y crois tellement, que je pourrais presque m’envoler.