jeudi 21 juin 2012

Manger des hosties trempées dans du vin de messe


L'art presque perdu de ne rien faire, 2011
Dany Laferrière
J’ai le goût de ne rien faire, et, comme c’est souvent le cas chez moi lorsque je ne fais rien ou quand je n’ai plus rien à faire, j’écris. Écrire me donne le goût de ne rien faire encore plus, de procrastiner à longueur et à langueur de jour dans la poésie, cette béatitude, dans cet état de grâce qui nous fait croire, parfois, que l’on a du génie.
Le goût de ne rien faire, parfaitement, comme ceux qui lisent du matin au soir des livres trop volumineux qu’ils n’achèveront probablement jamais; ne rien faire, rien, comme ceux qui boivent pour s’oublier, pour oublier, ou pour oublier qu’ils existent, comme ceux qui font des puzzles ou des mots croisés toute la journée en buvant du café froid et qui ne font jamais leur lit avant cinq heures de l’après-midi.
J’ai le goût de ne rien faire, le goût d’enfiler des macaronis coupés sur un fil pour en faire des colliers, le goût de jouer aux poches avec mon père au chalet de ma grand-mère, par un dimanche ensoleillé, chaud et humide, tout en écoutant s’égosiller à perdre haleine les chardonnerets tellement intenses dans leur petite robe soleil; le goût de construire une cabane d’oiseaux en bâtons de Popsicle, qu’aucun oiseau, je sais, jamais, ne visitera; le goût de ne rien faire, de laver un « char » choisi au hasard dans la rue, pour le plaisir de jouer dans l’eau, le goût de me faire tremper les pieds dans de l’eau tiède et salée, jusqu’à ce que je m’endorme, ce goût-là, « que j’ai, que j’ai », de me rafraîchir.
Ne rien faire. M’acheter une petite souris blanche — que j’appellerais justement Blanche —, et la regarder s’étourdir dans sa roue, la folle, courir après quelque chimère de souris (peut-on vraiment savoir ce qui se passe dans le cerveau d’une souris?), jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’extase mystique, jusqu’à sa complète dissolution dans le non-être, dans le nirvana blanc des souris blanches à pattes roses.
Ne rien faire, ou alors faire du vélo tout nu (ou en jupe) pour mieux sentir la caresse du vent sur mes cuisses, ou tirer la chasse d’eau cinq fois de suite pour rien, pour le plaisir tout simple d’entendre l’eau couler, le goût de rester assis jusqu’à ce que je sente mes ongles s’allonger, le goût de rien, de dire aux gens ce qu’ils veulent bien entendre, le goût d’écouter Chopin en regardant valser mes fougères dans la lumière et le vent. Tout cela, en vrac, en ce premier jour de canicule.
Le goût d’écrire des phrases à la syntaxe impossible, des phrases qui ne tiennent pas la rampe, des phrases à quatre pattes à dormir debout, le goût de peindre un « Carré blanc sur fond blanc » sur une toile de 5 m X 7 m, le goût de fixer les points noirs d’une coccinelle jusqu’à l’éblouissement, jusqu’à la révélation, jusqu’à ce que je lévite. Oui.
Ne rien faire, comme manger des hosties trempées dans du vin de messe, en sapant (ce goût-là, absurde et irrationnel), et lire un poème de Denis Vanier choisi au hasard.

jeudi 14 juin 2012

J'apprends par coeur le nom des fougères


Ocelles de lumière, Espagne, 2006
Crédit photo: André Lebeau
J’apprends par cœur le nom latin des fougères, pour rien, pour le plaisir, pour les aimer encore davantage, pour leur beauté sauvage, naturelle, gracile : matteucia struthiopteris, adiantum pedatum, dryopteris filix-mas, polystichum acrostichoides, osmunda regalis spectabilis, athyrium nipponicum pictum. On dirait d’anciennes formules magiques tirées du grimoire d’un alchimiste fou.

Les fougères sont à la forêt ce que les vitraux sont aux églises : des dentelles de lumière. Elles protègent les amours des elfes. Dans la tiédeur du matin, tranquilles, à l’ombre, elles prient en silence. D’un feu pâle et tiède, elles allument la forêt.
Matteucia struthiopteris, adiantum pedatum, dryopteris filix-mas. J’apprends par cœur le nom des fougères, pour rien, pour mon plus grand bonheur, pour rendre hommage aux divinités visibles et invisibles qui hantent la forêt de mes jours.

mercredi 13 juin 2012

Dark side of the moon


Le Jardin des délices, (panneau central), 1503-1504
Jérôme Bosch (v. 1450-1516)
Je suis comme un flamant rose qui volerait à l’envers, la tête en bas, un Jonathan Livingston du suicide, une hirondelle kamikaze, un héron bleu de désespoir, le plus noir des poèmes de Baudelaire. Je suis aussi triste que Colin dans L’Écume des jours après la mort de Chloé.
Je pense à mon frère qui aimait tant les chiens, le printemps, le champagne et le saumon fumé.
Je revois ma perruche (se posant une dernière fois sur mon épaule pour me dire « je t’aime », avant de tomber raide morte sur le carrelage de la cuisine).
Diane Dufresne qui chante « L’été n’aura qu’un jour »; le macaroni à la viande, au fromage et à l’amour que ma mère nous concoctait le samedi, si réconfortant; la vénération obsessionnelle de mon oncle alcoolique pour Édith Piaf; la fierté de ma petite-nièce Coco, posant dans son tutu rose et son collant blanc, trop fière, trop belle : comment m’en remettre?
Le Cri  de Munch; ma sœur caressant les doigts jaunes de son mari sur son lit de mort; le bleu de mes hortensias plus bleus qu’un ciel de mai; ma chatte Annie, le ventre ouvert, venue me faire ses derniers adieux sur le pas de ma porte : comment oublier?
Le goût âcre du café noir et la première cigarette du matin après une nuit de beuverie; le suicide de mon ami d’enfance le jour de ses trente ans dans le garage de ses parents; « Le Mal de vivre » de Barbara, un jour de pluie; en octobre; Manuscrits de Pauline Archange, de Marie-Claire Blais : je ne pourrai jamais quitter ce monde sans pleurs.
Je regarde le ciel en pensant au jour où je rejoindrai Baudelaire dans un quelconque paradis, artificiel ou non. Très  « dark side of the moon », je regarde défiler les nuages depuis plus d’une heure.
Je mourrai pour avoir trop aimé le soleil, et l’accordéon.

mardi 12 juin 2012

On fait des romans avec presque rien


Mrs Dalloway, 1925
Virginia Woolf (1882-1941)
« Mrs Dalloway dit qu’elle se chargerait d’acheter les fleurs[1]. » Tout est là, tout est dit : acheter des fleurs, voilà.
On fait des romans avec presque rien, c’est comme ça, peut-être pour se donner l’illusion que la vie, sa vie, vaut la peine d’être vécue, ou pour chasser l’ennui, tout simplement. Dans la vie, comme dans les romans, il faut des fleurs, beaucoup.

Chacun vient au monde avec une phrase, sa phrase, une phrase à soi, et nous ne disposons pas assez de toute une vie pour pouvoir l’écrire, cette phrase, celle qui pourrait nous faire croire que notre vie n’aura pas été vaine, cette même phrase qui, à notre mort, donnera tout son sens à notre existence.

« Mrs Dalloway dit qu’elle se chargerait d’acheter les fleurs. » C’est avec des phrases qu’on fait des romans. Le drame de Virginia Woolf est peut-être d’avoir trop aimé les fleurs, et les phrases qui viennent avec. On ne peut pas ne pas aimer les fleurs et prétendre aimer la vie.On peut aussi mourir à cause des fleurs.

Il faut beaucoup aimer pour pouvoir écrire des romans. Comme Mrs Dalloway. Ou comme Virginia Woolf, qui aimait trop les fleurs, et les phrases.

Chaque fois que j’achète des fleurs, Mrs Dalloway me donne le bras.




[1]Virginia WOOLF, Mrs Dalloway, 1925: « Mrs Dalloway said she would buy the flowers herself. »