dimanche 27 janvier 2013

Les eaux noires de la beauté


Cette orgie de formes et de couleurs, de sons, de textures, fourrure, plumes, écailles, cette maladie de fleurs, ces infirmités de fruits, ces litanies d’eau, salvatrices, en trombe, en cascades, en torrents, ces fleuves sans commencement ni fin, ces cathédrales sylvestres luminescentes, ces chants, ces cris, ces hurlements d’amour qui se perdent dans la nuit, ces millions d’étoiles qui naissent et qui meurent, cette beauté-là, cette féerie, l’eau, le feu et la lumière, les arbres, et le chant des oiseaux, le premier jour du printemps, les dessous de la mer, ce bleu-là, ses mystères, tout cela, amour et beauté confondus, voilà pourquoi, voilà pour qui, j’écris. 
Toute cette littérature-là, cette folie du vivant, à s’en étourdir, de l’ahurissement béat à l’extase mystique, à ne plus faire la différence entre le petit de l’homme et celui de l’éléphant.
Et le soleil par-dessus tout cela, son sang, les mains grandes ouvertes, offertes, tendues, comme un dieu bienveillant.
Et moi, éperdu au beau milieu de cette forêt en liesse, avec mes liasses de mots et ces phrases impossibles qui me prennent toute la tête, ces eaux-là, noires, ces encres-là, moi qu’un rien émerveille, une plume, une fleur, moi que tout tue, au bord de l’évanouissement chaque fois que je respire le parfum des lilas, moi qu’une orchidée émeut aux larmes, perdu au milieu de mes phrases comme au milieu de nulle part, seul, comme au centre de la création, dans les eaux noires de la beauté, jusqu’à m’empoisonner.
Ce paradis : on m’en offrirait un autre que je n’en voudrais pas.
Je suis ce peintre-là, un peintre qui écrit, cette musique-là, dans toutes les langues : la luxuriance du Noir absolu, pour le temps qui m’est donné.

dimanche 20 janvier 2013

Ce feu-là qui me brûle les yeux


Les choses inutiles, 1998
Sylvain Lelièvre (1943-2002)
C’est triste et beau, comme un poème de Baudelaire.
Je parle à mes poissons rouges de tout et de rien, de l’inutile beauté, de la pluie et du beau temps, je leur dis de ne pas trop s’en faire. Je leur parle aussi d’Apollinaire, de sa blessure de guerre…
Je parle à mes poissons rouges de la tristesse des jours, je parle de poésie, je parle, je parle surtout de solitude, de chansons belles à pleurer, je parle de Brel et de Barbara…
Je parle à mes poissons rouges de la grande forêt amazonienne, des animaux à plumes qui ressemblent à des couchers de soleil, des singes verts pas plus gros que le pouce, je parle de l’océan, de ses humeurs noires, de ses amertumes…
Je parle encore et encore de la pluie, et du soleil aussi, je parle de Rimbaud, de la couleur des voyelles, je parle de corbeaux qui parlent, je parle de Poe.
Je parle de poésie, du rouge incandescent de mes poissons rouges, de ce feu-là qui me brûle les yeux.
Je parle à mes poissons rouges de Baudelaire, de Prévert et d’Apollinaire, je parle à mes poissons rouges des rouges roses de la vie.
La robe d’eau rouge de mes poissons, la poésie, je parle de ce feu-là.

dimanche 6 janvier 2013

Le dit du dire


Edward aux mains d'argent, 1990
Tim Burton
J’en arrive à ce point critique de l’écriture où je ne peux plus écrire ce que je veux, ce sont les mots qui m’écrivent. Je n’écris plus que de l’écriture, je suis pour ainsi dire dans « le dit du dire », avant le désir, avant l’intention. C’est une expérience troublante, dangereuse à la limite, mallarméenne pourrait-on dire.
J’en arrive à ce point limite de l’écriture où les mots prennent en charge le processus même d’écriture : ils n’en font qu‘à leur tête, pensent à ma place, vont où ils veulent, se croient tout permis. Ils ont désormais préséance sur tout. Je suis prisonnier d’une page qui a tout d’une cage. Je suis au cœur d’une forêt enchantée qui se referme lentement sur moi.
Il y avait ce couteau sur le comptoir de cuisine, des carottes sur une planche à découper. Je m’appliquais de mon mieux à couper les légumes en fines rondelles. J’aime bien le son que fait une lame d’acier sur du bois dur, ce bruit sec et sourd, ce tranchant. Puis, tout à coup, sans crier gare, presque insidieusement, les mots sont apparus.
Il en arrivait de partout, ça tombait du plafond en cascade, une vraie manne. Je tentais tant bien que mal de les écarter du revers de mon couteau en prenant garde de ne pas les blesser, mais il y en avait trop. J’étais cerclé de toute part. Et puis l’inévitable, l’irréparable se produisit : sur la planche à découper, le sang d’un mot qui rendait les derniers soupirs, un sang opaque, épais, orange.
J’en arrive à ce point extrême de l’écriture où je puis désormais entendre pleurer un mot et même deviner la couleur de son sang.

samedi 5 janvier 2013

Alors je pense à ceux qui ne sont plus là

Diane Dufresne,
J'me mets sur mon 36
Forum de Montréal, 1980
Je voudrais que ce soit l’été, là, tout de suite, soleil aveuglant, sueur perlant à mes sourcils, oiseaux et arbres en fleurs, et moi, là, tout sourire, suspendu entre ciel et terre, égrenant mes rêves au gré des nuages.
Je voudrais effacer ces larges cernes sous mes yeux, là, me coucher nu dans un champ de coquelicots, apprivoiser un papillon et courir après les abeilles, chanter quelque chose, manger des cerises et boire un grand verre de limonade rose.
Je voudrais offrir un bouquet de pivoines géantes, roses, à ma maîtresse de première année, là, devant toute la classe, et aussi peut-être l’embrasser.
Je voudrais revoir une dernière fois ma grand-mère, là, en ce moment même, terminer avec elle sa dernière toile, dire à mon père que j’ai finalement réparé moi-même la sonnette d’entrée, appeler mon frère pour lui dire que j’ai une bouteille de champagne au frais, pour lui, si jamais l’envie lui prenait de revenir.
Je voudrais me promener dans une forêt de lilas et d’eucalyptus dans l’espoir de croiser un loup qui me conterait fleurette, à moi, là, tout de rouge vêtu, des galettes à la mélasse plein les poches.
Je voudrais du rose et du géant partout, là, tout de suite, des fleurs roses géantes, des girafes roses géantes, des melons roses géants, et un gâteau d’anniversaire géant, rose, pour ma grand-mère.
Je voudrais me rouler dans la paille fraîche avec des petits lapins au museau rose, là, dans la paille fraîche et odorante, avec des lapins à ne plus savoir quoi en faire.
Je voudrais pouvoir transcender l’hiver, là, tout de suite. Alors je pense à ceux qui ne sont plus là et tout devient possible, tout redevient rose, merveilleusement rose.