mardi 2 août 2011

Les mouches à vinaigre

La Métamorphose, 1915
Franz Kafka (1883-1924)
À la campagne, chez mon oncle Hector, on était assaillis par les mouches, autant à l’extérieur qu’à l’intérieur, dans la maison aussi bien qu’à l’étable : des régiments entiers, « de noirs bataillons » de grosses et grasses mouches velues, pattues, ventrues, à qui on livrait une bataille perdue d’avance. Mon oncle, lui, ne semblait pas importuné par leur incessant bourdonnement et leur acharnement infatigable, démentiel, démoniaque.

Chaque fois que nous lui rendions visite, le dimanche, nous le retrouvions à sa table, terminant son repas composé essentiellement de tomates en conserve qu’il accompagnait de deux épaisses tranches de pain beurrées et d’une tasse de thé noir. Je ne me souviens pas l’avoir jamais vu manger autre chose, sinon peut-être un ou deux œufs dans le vinaigre qu’il saupoudrait généreusement de sel avant de les avaler tout rond.

J’ai toujours détesté tout ce qui macère en pot dans l’huile, dans le vinaigre ou dans le sel : cela me rappelle trop les organes et les embryons de centaines d’animaux et de bestioles sacrifiés au nom de la science et que l’on conserve dans du formol dans des laboratoires malodorants. Mais les œufs au vinaigre de mon oncle Hector me révulsaient encore davantage, car dans le pot qui devait en contenir pas moins d’une douzaine, on trouvait bien cinq ou six belles mouches parfaitement conservées! Mon oncle se contentait de les repousser du revers de la cuiller chaque fois qu’il plongeait sa grosse main velue dans le bocal à malice.

Qui a osé écrire qu’on n’attirait pas les mouches avec du vinaigre, qui?

Aujourd’hui, chaque fois que je relis « La Métamorphose » de Kafka, j’ai une bonne pensée pour mon oncle Hector.


Le chien de Madame de Sévigné ( suite de: Les levrettes de Jules)

Portrait de Marie de Rabutin-Chantal,
marquise de Sévigné, vers1665
Claude Lefèbvre (1637-1675)
Le chien de Madame de Sévigné ne mangeait que du pain trempé dans du lait. Ce n’est pas seulement une jolie phrase, le fait est consigné quelque part dans son abondante correspondance.

Depuis deux jours, cette phrase ne me sort plus de la tête! Si je pouvais au moins mettre un nom sur la bête!

À défaut de me renseigner sur la perruche de Mallarmé (qui devait sans doute s’appeler « Azur » ou tout simplement « YX »), ou sur le castor apprivoisé de Marie de l’Incarnation (était-ce plutôt un canard boiteux?), je reviens sur les levrettes de Jules.

Si le chien de la célèbre marquise n’avalait que du pain détrempé, de quoi était donc constituée la pitance des quatorze petits lévriers de Jules? De grasses et appétissantes sauterelles vertes nappées de miel, accompagnées de citrons confits, servies dans une écuelle d’or remplie à ras bord de lait aromatisé à la cardamome?

Autres sujets d’inquiétude : pouvaient-ils seulement aller librement dans tout le palais? La nuit, étaient-ils confinés dans une jolie cage dorée, tout à côté de l’étang à crocodiles sacrés? Témoignaient-ils à leur maître affection ou indifférence?


Je donne ma langue aux chiens, comme on disait au XVIIe siècle.

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Les levrettes de Jules

Portrait d'Alphonse de Lamartine, 1830
Henri Decaisne (1799-1852)
Cléopâtre aurait offert à Jules César quatorze petites levrettes, ces « oiseaux à quatre pattes » qui plaisaient tant à Lamartine. À Rome, ils devinrent bientôt si populaires qu’on ne les désigna plus désormais que sous le nom de « Levrettes d’Italie » ou « Petits lévriers italiens » (PLI).

Comment Jules accueillit-il ce présent vivant? Cléopâtre avait-elle quelque chose à se faire pardonner? Pourquoi quatorze, pourquoi pas plutôt une douzaine? Sept mâles, sept femelles? L’Histoire, malheureusement, ne retient pas ce genre de détails.

L’intention de Cléopâtre n’était-elle pas d’offrir à son amant quelque chose qui lui rappellerait à la fois la douceur de sa peau, sa grâce, son élégance, son raffinement, sa beauté déjà légendaire, au profil si nettement accusé? Ainsi, Jules songerait à elle chaque fois qu’il caresserait à tour de rôle ces petites bêtes au tempérament si frileux et au nez tout aussi effilé que celui de sa maîtresse.

Comment faire plaisir à un homme dont la puissance et la renommée dépassent toutes les frontières? On n’offre pas des roses, encore moins du chocolat, à un empereur. Je ne crois pas non plus qu’un rasoir, un peignoir ou une cravate auraient été un choix judicieux.

Certes, Cléopâtre avait beaucoup d’imagination, le goût sûr, un joli nez et, sans nul doute aussi, un très gros ego. En un mot, elle avait du flair.


La Reine d’Égypte, très femme du monde, n’offrit rien de moins à son Jules que quatorze exemplaires de son incomparable nez.