mercredi 30 mars 2011

La forêt conditionnelle


La Sagrada Família, Barcelone, Espagne
(photo: André Lebeau)
Si j’étais une forêt, je me baignerais dans les fougères chaque matin au réveil, je me confesserais aux morilles, je m’éclairerais aux iris versicolores, j’aiderais les tamias à faire leur ménage, je bâtirais mon nid au faîte d’un érable centenaire, je partirais à la recherche du fantôme du Petit Chaperon rouge, je cueillerais du thé des bois avec des gants de fines dentelles blanches, j’irais fleurir tous les jours la tombe de la mère de Bambi, j’écouterais pousser la barbe du vent en fredonnant Brel, tout seul, au beau milieu de ce temple de lumière où souriraient, assis sur des rochers moussus, mille bouddhas d’amour, de compassion, de plénitude extatique, et je n’écrirais plus que de longues et sinueuses phrases vertes, fluorescentes, où l’ombre et la lumière se métamorphoseraient en étranges ondulations du calme, dans cette cathédrale à ciel ouvert qui ressemblerait à une forêt idéale, ma forêt conditionnelle.


mardi 29 mars 2011

Les morts ne se nourrissent que de fleurs


Le Tombeau des lutteurs, 1960
René Magritte (1898-1967)
De quoi se nourrit-on dans l’au-delà ? Chaque année, au retour du printemps, je me pose la question. J’ai toujours détesté les valises : elles me rappellent trop les cercueils. La seule différence entre mourir et voyager, c’est qu’à l’heure de notre mort, c’est quelqu’un d’autre qui portera nos bagages à notre place ! Mais le prix à payer, dans les deux cas, est toujours trop élevé.

Qu’apporterez-vous pour l’ultime voyage ? Dans mon cas, des livres et des fleurs, uniquement. Car les morts ne se nourrissent que de fleurs, qu’il s’agisse de fleurs de rhétorique (pour convaincre leurs proches qu’ils n’ont pas vécu pour rien) ou de fleurs naturelles, pour se rappeler qu’ils ont aimé la vie. J’apporterai donc quelques exemplaires des « Fleurs du mal » de Charles Baudelaire.

Il faut offrir aux morts des fleurs pour la simple raison que les fleurs et les morts partagent le même espace : la terre. C’est que les morts, comme les fleurs, souffrent beaucoup de solitude ; c’est que les fleurs aussi bien que les morts ont peur de la mort. C’est la raison pour laquelle les fleurs embaument tant : pour nous rappeler que nous mourrons tous un jour.

Cueillir une fleur et ne l’offrir à personne est donc un sacrilège. Chaque fleur coupée pour rien, non offerte, est une vie volée à un mort. Les fleurs ne poussent pas dans le ciel ; d’ailleurs, comment pourraient-elles y survivre ? Pour s’épanouir pleinement, une fleur doit se tenir à une distance respectable du ciel, du soleil, qui tous deux sont fort jaloux de la terre.

Le parfum de la fleur, c’est son souffle, tout comme celui de l’homme est son âme. Pour les morts, la fleur est un second souffle.

dimanche 27 mars 2011

Les bananes jouent au badminton

Le Tumulte noir, 1927
Paul Colin (1892-1985)
J’essaie de trouver une formule magique pour faire apparaître le printemps, mais rien n’y fait. Tout ce qui me vient à l’esprit est cette phrase biscornue : « Les bananes jouent au badminton. »

Je répète à voix haute à trois reprises la formule abracadabrante : « les bananes jouent au badminton », trois fois je la répète, trois, cette incantation, mais toujours rien, sinon l’image de Joséphine Baker telle que l’a immortalisée Paul Colin dans son aguichant pagne de bananes.

J’essaie à nouveau, m’inspirant cette fois d’un dialecte zoulou : « Lé ba’nan zou ô badhé minh teune. » Peine perdue, pas la moindre tulipe à l’horizon, à peine si les érables coulent! Le charme n’opère toujours pas. J’abandonne.

Je me demande ce que Nicolas Boileau, en son temps, aurait pensé d’une telle phrase. Molière aurait-il apprécié? Je me console en me disant : « Voilà au moins une phrase que la marquise de Sévigné n’aurait jamais pu écrire. »

Aurais-je inventé à mon insu une panacée pour nous prémunir contre la dépression saisonnière, qui sait? Devrais-je alors songer à faire breveter ma formule? Je pourrai toujours, en attendant, m’en servir comme mantra : « Lé ba’nan zou ô bahdé minh teune », ce qui revient à dire, pour citer Pline : « Il ne faut désespérer de rien; mais il ne faut compter sur rien. »


samedi 26 mars 2011

Le beurrier est sur la table

Aquarelle, 1910
Vassily Kandinsky (1866-1944)
C’est dans l’écriture que je me trouve, que je trouve un sens à ma vie ; ma vie réelle a de moins en moins d’épaisseur, je suis de jour en jour plus absent à moi-même. Je ne vis plus que dans les phrases que j’écris ou celles que je saisis à la volée.

Quand j’écris : « Au soleil, je suis toujours dans la lune », il faut comprendre que c’est là que se trouve ma résidence permanente. « Je n’aime que le soleil, les lilas et les animaux. » « Je ne saurais choisir ce qui me plaît le plus entre la chaleur du soleil, la couleur et le parfum des lilas ou la fourrure des animaux. » « Toutes les saisons valsent jusqu’à l’épuisement. » « Il faut des oranges aux orangs-outangs. » Voilà le genre de phrases qui me plaît.

Quand une conversation m’ennuie, je me glisse subrepticement dans la tête de mon interlocuteur, à la recherche de cette petite phrase secrète que chacun porte en soi et qui nous donne souvent cet air ahuri, coquin ou absent, qui nous plaît tant chez les enfants.

L’autre jour dans le métro, j’observais une femme assise en face de moi. Elle ressemblait étrangement à ma mère. Dans sa tête, je lis cette phrase d’une consternante banalité : « Le beurrier est sur la table. » La dame en question portait un chapeau blanc orné d’un ruban jaune. De tout le jour, sans savoir pourquoi, je n’ai pu me défaire de cette phrase.

« Le beurrier est sur la table. » C’est la première phrase que j’ai écrite, la toute première. Je la retrouve enfin après toutes ces années ! Il manquait un « r » à « beurrier », je m’en souviens parfaitement, mais j’étais persuadé d’être un génie !

Je revois l’enfant qui roule nerveusement le crayon dans ses petits doigts, la nappe rouge à carreaux, les fleurs sur la table, le beurrier blanc, avec un pourtour jaune. Je vois la main de l’enfant esquissant maladroitement les premières lettres : « l », « e », « b ». Puis, quelqu’un, sans doute la mère de l’enfant, qui demande : « Où est donc le beurrier ? » Mais l’enfant ne répond pas. Il est encore sous le choc. Il vient d’écrire sa première phrase. Il ne le sait pas encore, mais il signe ici sa première œuvre abstraite.


 

jeudi 24 mars 2011

Des phrases en pantoufles


Marcel Proust I,
Jean-Yves Tadié, 1996

J’entends marcher des phrases dans ma tête et j’écoute le bruit de leurs pas. C’est une musique, peut-être « La sonate de Vinteuil » qui plaisait tant à Proust, ou alors l’une ou l’autre des « Études » de Chopin, je ne saurais dire laquelle exactement.

Cette musique, seuls les enfants, les fous et les poètes peuvent l’entendre. C’est celle qui fait dire à l’enfant : « Maman, il y a des souris qui mangent du fromage dans ma tête » ; celle qui fait sourire les fous quand ils se bercent frénétiquement ; celle que les poètes traduisent par : « Dans ma tête, des phrases en pantoufles m’empêchent de devenir fou. »

Les enfants sont des poètes, les poètes sont des enfants ; seuls les fous sont totalement eux-mêmes.

Dans la tête d’un fou, il y a toujours une phrase qui veut se jeter par la fenêtre.

Les fous croient aussi que les papillons sont des notes de musique ; moi, j’en suis convaincu.


dimanche 20 mars 2011

Les mots se sentent parfois si seuls

La desserte, 1897
Henri Matisse (1869-1954)
J’ai toujours eu un faible pour les mots qui commencent par la lettre « h », je ne sais pas pourquoi. Tous les mots qui s’écrivent avec un « h », aspiré ou non, m’ont toujours intrigué. Enfant, je croyais que la lettre « h » cachait un « phantôme ».

Parmi ceux-ci, « hurluberlu » est le plus joli, indéniablement, celui que je préfère. Je ne cesse de le tourner sous ma langue, savourant chaque syllabe : hur-lu-ber-lu. J’aime sa consonance particulière; on dirait un mot étranger. Je me fous du sens d’un mot, c’est sa sonorité, sa beauté, que je considère d’abord. Si j’avais inventé ce mot, il désignerait un oiseau exotique ou une plante carnivore. « Hourvari » n’est pas à dédaigner non plus, de même que « hiéroglyphe ».

Poète, je nourris à l’endroit des mots un amour inconditionnel; je me nourris presque essentiellement d’eux. Je trouve dommage que, à ce jour, personne n’ait jamais pensé à nous en offrir en épicerie : je serais le premier à en acheter, qu’ils soient en solde ou non.

Il y a aussi des mots qui nous rebutent ou nous répugnent, carrément : « salmigondis », par exemple, on dirait à la fois le nom d’une maladie incurable et celui d’un champignon hallucinogène; d’autres, enfin, comme « pandémonium », qui vous font croire que vous êtes riche, ou intelligent, ou né sous une bonne étoile.

Parfois, il m’arrive de rêver que, sur la rue, un mot me siffle pour me dire qu’il me trouve de son goût. Les mots se sentent parfois si seuls dans leur dictionnaire; il faut bien de temps en temps les inviter à notre table.

Les mots, moi, je les apprête en ragoût.


samedi 19 mars 2011

Le vrai visage du printemps


Diamond Dust Shoe, 1980
Andy Warhol (1928-1987)
 Hier, dans les rues, tout le monde arborait le même visage ravi : le sourire radieux, le regard allumé, la démarche nonchalante. Ces signes ne trompent pas : cette gaieté fébrile qui s’empare de nous chaque année à la même époque marque la fin officielle de l’hiver. Le printemps a bel et bien un visage.

Je ne sais pas ce qui m’a retenu d’entrer dans le premier « Familiprix », « Jean Coutu » ou « Dollarama » pour acheter une corde à danser, une corde à danser le printemps, une belle avec des rayures roses et vertes et des poignées jaunes : rien de tel pour exprimer sa joie au printemps.

Chez les humains, particulièrement chez les enfants, mais le phénomène s'observe aussi chez les animaux, les chiens entre autres, la joie se manifeste toujours par des bonds, des sauts spontanés, d’où l’expression consacrée : « bondir de joie ». La joie passe d’abord par les pieds avant d’atteindre le visage.

Le printemps est donc l’occasion idéale pour s’acheter de nouvelles chaussures. Chez nous, à Pâques, c’était même une tradition : des souliers neufs pour toute la famille, que nous étrennerions à la messe, mais qu’il nous faudrait retirer aussitôt l’office terminé, car nous ne pouvions les porter que le dimanche. Ma mère ne lésinait ni sur la qualité ni sur le prix : son père était cordonnier. « Un homme de bien se reconnaît à ses chaussures », disait-il à sa fille, persuadé plus que quiconque qu’elle finirait bien par trouver chaussure à son pied.

Le printemps a un bien joli visage : il saute à la corde et porte des chaussures neuves. Il raffole du bruit des souliers neufs sur les trottoirs secs. Il aime bien aussi la danse à claquettes.


dimanche 13 mars 2011

Faire l'amour au soleil


L'Aurore, 1881
Adolphe-William Bouguereau  (1825-1905)

Il y a tellement longtemps que j’ai vu le soleil ! Cette semaine, j’ai même dû ouvrir le dictionnaire pour voir à quoi cela pouvait bien ressembler, le soleil, du soleil, un soleil.

SOLEIL : « l’astre qui constitue la source de lumière principale de la Terre, un des éléments essentiels de la croissance des plantes. » Le soleil se lève, se couche. Soleil ardent, aveuglant, chaud, insoutenable, de plomb, radieux, vif. Soleil pâle. Le soleil chauffe, tape ; [Familier] cogne. (Antidote)

« Soleil » devrait s’écrire avec trois « l » : solleil. On le verrait alors peut-être plus souvent ; peut-être aussi qu’il se coucherait moins tôt ! On n’a rien inventé de mieux, le solleil. Même les oiseaux n’en reviennent pas.

SOLLEIL : « lumière aveuglante, jaune, dont les poètes s’enivrent et célèbrent le culte à l’équinoxe du printemps, à rendre fou n’importe qui, particulièrement ceux qui ont un gros ego et nourrissent des ambitions démesurées. » Dormir au solleil. S’enivrer au solleil. Faire l’amour au solleil.

Le soleil n’est pas un dieu : c’est seulement un esprit, un pur esprit. L’été, on le mange à la petite cuiller. Le soleil ne s’abreuve que de champagne. Il change tout en or. Il parle esperanto.

Faire l’amour au soleil, en se roulant dans l’herbe, je veux dire : lui faire l’amour.


samedi 12 mars 2011

Le sourire des trisomiques

Mona Lisa à l'âge de douze ans, 1959
Fernando Botera
L’ingénuité si touchante des chiens me rappelle la joie de vivre inconditionnelle des enfants trisomiques : toujours heureux, toujours prêts à vous rendre service, affectueux, fidèles. Ils raffolent des balades en voiture, crinière au vent; ils aiment courir après les papillons, se méfient des fourmis; ils s’inquiètent quand vous êtes triste; ils ne comprennent pas pourquoi on met des chandelles sur les gâteaux seulement quand c’est notre anniversaire; ils adorent jouer dans la neige, marcher sous la pluie, manger des frites; ils s’amusent des heures durant avec un ballon crevé, un bout de ficelle, une vieille pantoufle; ils craignent toujours qu’on les abandonne.

Les trisomiques sont toujours sincères : ils sont incapables de mentir. Quand l’un d’eux vous dit qu’il vous aime, c'est que, secrètement, il rêve de vous épouser, c'est une demande en mariage, il faut le croire sur parole. Vous n’avez plus alors qu’à lui promettre que vous l’emporterez sur un cheval blanc, jusqu’au bout du monde. Vous verrez briller dans ses yeux bridés une lumière qui vous fera presque croire en Dieu.

Il manquera toujours au chien le sourire.


jeudi 10 mars 2011

Le charme discret de mon agent immobilier

« La visite », Salon de famille du roi Louis-Philippe
Le Grand Trianon, Versailles
(photo : André Lebeau)
Mon agent immobilier est une femme charmante à qui je peux me confier sans retenue. Assuré de sa discrétion, j’ai en elle une telle confiance que je puis lui parler sans gêne de sujets que j’oserais à peine aborder avec un psychanalyste. De mon obsession pour les portes fermées, par exemple.

« Je n’aime que les portes fermées, vous comprenez, c’est plus fort que moi. Je ne puis résister à l’envie de fermer une porte ouverte, ou pire, seulement entrouverte. “Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée”, comme dit le proverbe. Pour moi, une porte n’existe, ne m’intéresse, dirais-je, que dans la mesure où je peux la fermer. Une porte ouverte, non, je ne peux pas, ça m’attriste trop. Pire encore : je suis incapable de m’endormir si je ne me suis pas d’abord assuré d’avoir bien fermé les portes de chaque pièce de la maison. Je vis en vase clos, en permanence, et ne dors bien que dans une chambre close. Je ne respire bien que dans une maison close, vous voyez? »

Mon agent, tout yeux tout oreilles, qui m’écoute sans jamais me juger, sait toujours trouver les mots justes pour me rassurer : « Ne vous inquiétez pas. Je finirai bien par dénicher la maison de vos rêves, la maison aux mille portes qui fera votre bonheur. »

Je crois que mon agent immobilier est un agent double : c’est un agent immobilier déguisé en psychanalyste.

« J’ai fermé plus de portes dans ma vie que j’ai pu en ouvrir, vous comprenez?

— Oui, bien sûr. Et avec les fenêtres, c’est comment? demande-t-elle. »

Chaque fois qu’ensemble nous visitons une maison, en y entrant aussi bien qu’en y resssortant, elle n’oublie jamais de se retourner et de me sourire quand je referme la porte derrière elle. Si j’allais chez elle, je ne serais pas surpris qu’elle m’invite à m’allonger sur un récamier de style Empire, pour que nous puissions poursuivre nos entretiens privés, tout en sirotant des liqueurs fines.

Les agents immobiliers sont tout le contraire des agents d’assurance : on reconnaît les premiers à leur sourire; on repère les seconds à l’ennui qu’ils transportent dans leur mallette.

Mon agent immobilier est un agent de joie.


mardi 8 mars 2011

Le lion qui jouait de la harpe

« La harpe est le rideau de perles du paradis. »
                                                                            Christian Bobin

Morphée et Iris, 1811
Pierre-Narcisse Guérin (1774-1833)
Dans une page de son « Journal », Julien Green note qu’il a fait un rêve dans lequel un lion jouait de la harpe. Je me souviens avoir écrit quelque chose à partir de cette image onirique, une nouvelle ou je ne sais trop quoi, il y a de cela bien des années. Ce rêve me hante depuis plus de vingt-cinq ans!

Ce matin, par hasard, je tombe sur cette phrase de Bobin : « La harpe est le rideau de perles du paradis. » J’ai repensé alors à ce pauvre lion qui joue de la harpe sans interruption depuis vingt-cinq ans dans ma mémoire. Il m’a semblé vieux, fatigué, malade. Je lui ai dit qu’il était temps pour lui de se reposer et de poser son instrument. Je l’ai vu se lever, se traîner péniblement. Il s’est retourné, m’a regardé, puis il a traversé le rideau de perles qui mène tout droit au paradis des lions harpistes. C’était beau et triste à la fois, comme le son de la harpe.

Les phrases ressentent parfois, tout comme les humains, un irrépressible besoin de communiquer. Je savais bien que je finirais par venir à bout de mon lion, j’ignorais seulement comment, et quand.

Je crois que la harpe a nécessairement quelque chose à voir avec les rêves.


lundi 7 mars 2011

Je tricote des titres

Dump Truck, 2006
Wim Delvoye
J’ai toujours porté une attention particulière au titre d’un livre. C’est la clé que l’auteur nous tend gracieusement pour accéder à son imaginaire et, en plus, c’est gratuit : il faut lui en savoir gré. L’intérêt que suscitent chez moi certains titres est tel que j’ai parfois l’impression d’acheter un titre plutôt qu’un livre.

Je rêve de publier un jour un livre qui ne contiendrait qu’une table des matières, un ouvrage constitué uniquement de titres, réels ou fictifs, une anthologie en quelque sorte. Je l’intitulerais, simplement, « La Table des matières. »

Chaque fois que je découvre le coup de génie qu’un auteur a eu pour le titre de son œuvre, je me dis : « Tiens, encore un autre livre que je n’écrirai jamais! » Ce fut le cas, notamment, pour « Les Fleurs du Mal » de Baudelaire, « L’écume des jours » de Boris Vian, « Forêt vierge folle » de Roland Giguère.

Si j’ai un certain talent pour l’écriture, j’ai un talent certain pour les titres. Ceux que j’ai choisis pour les quatre livres que j’ai publiés à ce jour, au moins, ceux-là, personne ne pourra me les dérober, personne ne pourra écrire ces livres à ma place!

« Sinon pour forêt le silence » est celui dont je suis le plus fier. Des jours entiers et des nuits blanches à retourner inlassablement dans ma tête des mots et des phrases avant d’en arriver là, à cet éblouissement total de mon être, qui me laisse encore pantois, même treize ans après sa publication! « Un goût de vanille et d’infini » n’est pas mal non plus. J’aime bien aussi « Les Animaux tristes » et « Les étranges ondulations du calme », mon tout dernier.

Je n’aurais écrit que cela, trois ou quatre beaux titres, que je ne serais pas plus content de moi. Dans la vie, c’est ce que je fais de mieux : je tricote des titres, maille après maille. Je fais dans la dentelle, comme d’autres font dans la machinerie lourde.


dimanche 6 mars 2011

Madame Youyou

Danseuse créole, 1950
Henri Matisse (1869-1954)
Mèssi Bonyou, c’est ainsi qu’on avait surnommé la propriétaire du dépanneur du coin, madame Savard ou madame Boivin, je ne m’en souviens plus, parce que la pauvre femme, affublée d’un léger problème d’élocution, était incapable de prononcer les « r » et remplaçait les « j » par des « y ». C’était une femme aimable et polie, toujours souriante, nous remerciant gentiment à chacune de nos visites par un énergique et retentissant « Mèssi, bonyou ». Les enfants, quant à eux, l’appelaient plus affectueusement Madame Youyou.

On allait chez Madame Youyou dans le seul but de la faire parler. On lui demandait intentionnellement des jujubes, simplement pour l’entendre nous répondre : « Désolée les yeunes, on vend pas ça ici des yuyubes. »

De temps en temps, le mari prenait la place de sa femme derrière le comptoir. Il s’appelait « Yean-Yacques », mais les jeunes, à qui il refusait de vendre des cigarettes, l’appelaient « Yean-Yiable ».

Madame Youyou, après toutes ces années, je n’ai jamais oublié votre petit accent créole. C’est à mon tour de vous dire « mèssi, mèssi beaucoup ».

« Madame Youyou », cela ferait aussi un joli titre de roman.


Farine de ciel

Blue and Grey, 1962
Mark Rothko (1903-1970)
Ce pourrait être le titre d’un poème surréaliste de Denis Vanier : « Farine de ciel ».

Aucune allusion à la neige, encore moins à la cocaïne; rien à voir non plus avec la pluie. Y voir plutôt, seulement, le ciel comme de la poudre de blé, ou de riz, blanchie; voir le ciel comme une piscine remplie de farine, dans laquelle s’ébattre, un ciel sec, sans eau ni nuages, un ciel blanc de farine, comme s’il me prenait l’envie d’offrir à mon âme la chance de se refaire une virginité.

« Farine de ciel », ce pourrait être aussi, surtout, un hommage à Rothko, un poème à sa gloire, ou à celle du ciel, de manière plus générale, de la farine de ciel comme de la poussière d’étoiles.

Inventer, à tout prix, n’importe quoi, pour survivre à l’hiver.


samedi 5 mars 2011

L'ennui est la mère de l'invention

« On n’est pas près de voir un chimpanzé raconter sa vie
ou écrire À la recherche du temps perdu. »
                                                         Trinh Xuan Thuan et Mathieu Ricard
                                                        « L’infini dans la paume de la main »

Mains se dessinant, 1948
Maurits Cornelis Escher (1898-1972)
Ce n’est pas par la faculté de la parole, encore moins par l’intelligence, mais bien plutôt par le rire et l’écriture que l’homme se distingue vraiment de la bête, car, de tous les animaux, l’homme est le seul capable de rire de lui-même et le seul également à pouvoir tenir un crayon dans ses mains.

On voudrait nous faire croire que la fabrication d’outils a contribué pour beaucoup à l’essor du genre humanoïde; c’est vrai, dans un certain sens, mais c’est oublier que les premiers hommes n’avaient pas grand-chose à faire, surtout le dimanche, quand Dieu n’avait pas encore été inventé. Il fallait passer le temps, s’occuper, alors quoi de mieux que de frapper deux pierres ensemble, pour faire du bruit, tout simplement, ce qui déclenchait chaque fois l’hilarité générale dans la communauté. À cette époque, la roue n’était qu’un simple divertissement : on se réunissait en famille, le dimanche après-midi, tout en haut d’une colline, pour regarder des troncs d’arbre dévaler la pente à toute allure. Plus tard, on organisa même des compétitions.

De tous les animaux qui peuplent la planète, l’homme est également le seul à pouvoir s’ennuyer et c’est la raison pour laquelle il cherche continuellement à se distraire, c’est-à-dire à oublier sa nature profonde.

Las de toujours devoir tout inventer, tout créer, notre lointain ancêtre finit par déléguer son pouvoir créateur à quelqu’un d’autre (en fait, il cherchait un bouc émissaire) : Dieu venait de naître. L’homme pourrait désormais consacrer tous ses loisirs à l’oisiveté : l’écriture était née. Évolution majeure, capitale, grande révolution, car c’était la première fois dans l’Histoire de l’humanité qu’un homme utilisait sa main pour fabriquer un objet invisible.

Toutes les grandes inventions humaines ont vu le jour un dimanche : le feu, la roue, le rire, l’écriture, Dieu. Il est faux de prétendre que « la nécessité est mère de l’invention ». C’est l’ennui qui a engendré les Grandes Civilisations.


mercredi 2 mars 2011

Il faut toujours ouvrir la porte aux phrases

Le facteur sonne toujours deux fois, 1946
Tay Garnett (1894-1977)
« Tout empêche un écrivain d’écrire — mais écrire c’est passer outre à l’empêchement d’écrire » note avec justesse Christian Bobin dans « Un désordre de pétales rouges ». Car l’écriture n’attend pas, elle survient toujours de manière inopinée, arrive sans s’annoncer, s’impose. Il faut la prendre comme elle est, l’accueillir, la cueillir.

Ne pas écrire une phrase qui vient frapper à votre porte, cette pression subite aux tempes, lancinante, à vous rendre fou (ce que Beethoven a si bien traduit en musique), ce serait comme refuser « un désordre de pétales rouges » que l’on vous tend avec tendresse.

L’écriture n’a rien à voir avec la parole, sa sœur jumelle, son éternelle rivale : trop bavarde, trop frivole, trop superficielle. Parler, c’est, une fois sur deux, pérorer. Écrire, c’est, au propre comme au figuré, réfléchir.

De tout temps, on a attribué à la parole un pouvoir incantatoire : parler, c’est faire apparaître les choses, c’est donner une voix, une âme, à tout ce qui en est dépourvu, c’est animer le monde, le nommer pour qu’il existe, pour que j’existe. Écrire exige davantage. S’il est juste de dire que la parole est une incantation, il faut plutôt voir dans l’écriture, qui est d’abord réflexion, une décantation.

L’écriture n’attend pas, jamais ; contrairement au facteur, elle ne sonne jamais deux fois.

Il faut toujours ouvrir la porte aux phrases, deux fois même plutôt qu’une.