vendredi 30 septembre 2011

J'aime mon frigidaire

Psychopathologie de la vie
quotidienne, 1904
Sigmund Freud (1856-1939)
J’aime mon frigidaire, c’est fou, je sais, et je m’en confesse ici publiquement. Peut-on véritablement s’enticher d’un électroménager? J’en parlerais volontiers à mon psy si seulement j’en avais un.

Le sens du verbe « aimer » est équivoque en français : on ne peut pas dire à quelqu’un « je t’aime » après lui avoir confié qu’on aimait aussi le melon, les bananes et le veau!

Les précieux et les précieuses du XVIIe semblaient pourtant avoir résolu la question : « J’ai un tendre pour vous » est beaucoup plus subtil qu’un plat et banal « je vous aime ».

Pour lever toute équivoque, il suffirait de restreindre l’emploi du verbe « aimer » aux seules personnes, et de lui préférer le verbe « goûter » pour désigner les choses ou les objets inanimés : « Goûtez-vous le melon, mon cher? — Pour sûr, madame, j’adore! » Ainsi, on pourrait dire : « Je goûte le melon, les bananes et le veau », sans risquer de passer pour un psychopathe.

Je rêve d’écrire un roman dont l’incipit serait le suivant: « J’aime mon frigidaire, c’est fou, je sais, et je m’en confesse ici publiquement. J’ai acheté récemment un « Fisher & Paykel », une marque néo-zélandaise haut de gamme. La tendance en littérature, ces dernières années, n’est-elle pas à l’autofiction? Pourquoi me priverais-je d’un tel plaisir? Je leur trouve un petit air sympathique, moi, aux frigos. Et je n’ouvre jamais le mien sans avoir au préalable revêtu des gants chirurgicaux. »

J’aurais presque envie d’écrire à Amélie Nothomb pour lui demander quelques petits conseils.


mercredi 28 septembre 2011

Un nez de clown dans un bocal à poisson rouge

A priori, on pourrait penser qu’il s’agit d’une toile inédite de Salvador Dalí : « Nez de clown dans un bocal à poisson rouge », une autre de ses géniales anamorphoses. On est ici à des lieues à la ronde des poèmes de Jean de la Croix, des « Pensées » de Pascal ou de l’autobiographie posthume de sœur Emmanuelle.

Je ne sais d’où m’est venue cette idée incongrue, cette image insolite, et je ne cherche surtout pas à le savoir : les plus grandes trouvailles, les découvertes marquantes comme les inventions les plus révolutionnaires, sont souvent le fruit du hasard.

En poésie, on ne cherche pas à comprendre, mais à surprendre. Baudelaire nous le rappelle sans cesse : « Le beau est toujours bizarre. » En revanche, le bizarre n’est pas toujours nécessairement beau. D’un point de vue purement esthétique, un nez de clown dans un bocal à poisson rouge me paraît une image réussie, évocatrice : j’y décèle ce sentiment trouble qui confère à la condition humaine toute sa grandiloquence et toute sa vulnérabilité, cette beauté fugace qui fait de nous des êtres uniques, compatissants, fragiles.

« Le beau est toujours bizarre », j’en fais le constat chaque fois que j’ouvre au hasard « Les Fleurs du Mal ».

Un nez de clown dans un bocal à poisson rouge : on n’était pas si loin, finalement, de Jean de la Croix, de Pascal et de sœur Emmanuelle, ce qui donne doublement raison à Baudelaire.


lundi 26 septembre 2011

Les majuscules

Christ aux genoux verts
Pampelune, Espagne, 2006
Crédit photo: André Lebeau
Vous êtes sur le point de vous lever lorsque vous réalisez soudainement que vous êtes MORT! Vous vous dites, bêtement : « Mon Dieu! ». Mais l’expression semble alors revêtir à vos yeux un sens nouveau. Ces mots vous BRÛLENT. C’était donc cela l’ESPRIT, ce FEU permanent, cette LUMIÈRE qui ne s’éteint jamais, pas même à la mort.

Vous promenez votre regard aux alentours, surpris du DÉSORDRE qui règne un peu partout dans la maison : le lit défait, les bouteilles de bière qui encombrent le comptoir de cuisine, la litière du chat qui déborde. La laideur des tentures du salon vous révulse. Votre haleine du matin vous donne des haut-le-cœur.

Vous vous dites : « Ce n’est pas possible! Je ne peux pas être MORT! J’aurais aimé au moins me brosser les dents, m’habiller, faire QUELQUE CHOSE qui officialiserait en quelque sorte l’ÉVÈNEMENT » Mais non, RIEN. Vous êtes là, mal rasé, le visage bouffi, l’air hagard, étonné de trouver dans votre salle de bains deux énormes poissons rouges qui somnolent dans une eau verdâtre et nauséeuse. C’est le jour de votre propre mort et vous n’êtes même pas PRÉSENTABLE!

Vous pensez à ceux qui liquideront vos affaires, à leur air ahuri lorsqu’ils découvriront, sur la dernière tablette de votre garde-robe, une paire de souliers rouges à talons hauts, votre attirail de harnais de cuir, vos godemichés fluo, cette photo de vous en Salomé dans la danse des sept voiles…

Vous pensez à votre pauvre mère, et les mots qui vous traversent l’esprit s’écrivent en lettres majuscules : « AU SECOURS »,« JE T’AIME! », « PARDONNE-MOI! » Vous prenez conscience pour la PREMIÈRE FOIS DE VOTRE VIE de l’importance des MAJUSCULES et des POINTS D’EXCLAMATION.

Vous êtes à nouveau dans la chambre, étendu sur le lit, vous contemplez votre corps inerte avec attendrissement, vous êtes sur le point de vous ressouvenir de votre prénom, mais déjà les lettres qui pourraient vous faire croire que vous avez bel et bien eu une EXISTENCE RÉELLE s’effacent les unes après les autres.

Vous êtes aveuglé par votre propre LUMIÈRE.


 

dimanche 25 septembre 2011

Conversation avec un chat

Ce matin, comme à mon habitude, je prends mon café au lait sur le balcon avant. Le deuxième fauteuil « Adirondack » est occupé par un chat, un tigré européen fumant paisiblement sa cigarette, tout à son aise, très gentleman, costard à larges rayures, chaussures italiennes, lunettes « Armani », bref, un type bien. C’est lui qui engage la conversation.

« La cigarette ne vous importune pas, j’espère? »

Je n’ai pas même le temps de formuler ma réponse que le voilà qui me tend son paquet : des « Gauloises blondes », ma marque de prédilection.


« Vous permettez ? », dit-il, en brandissant son briquet sous mon nez, avec cette belle assurance de ceux qui ont eu le bonheur, à leur naissance, de voir se pencher sur leur berceau la fée du Rien-ni-personne-ne-pourra-vous-résister.


Je tire lentement sur la cigarette, en pensant que James Bond lui-même ou Clint Eastwood en personne ne seraient pas plus irrésistibles, réalisant du coup que je n’ai pas encore prononcé le moindre mot. Les yeux rivés sur sa montre « Raymond Weil », je ne puis m’empêcher de penser au lapin dans « Alice au pays des merveilles ».

« Je ne suis pas sortie de ma nuit, Annie Ernaux, vous connaissez? », que je lui demande, surpris moi-même d’une telle présence d’esprit à pareille heure.

— Sachez, monsieur, que non seulement, la nuit, tous les chats sont gris, mais que de tous les animaux qui peuplent la terre, les chats, sans exception aucune, vouent un culte idolâtre à l’auteur de Passion simple, de La femme gelée, de L’Évènement et de L’usage de la photo. »

J’étais bouche bée. J’ai toussé deux trois bons coups pour me donner une contenance, j’ai éteint ma cigarette, puis j’ai prétexté une envie impérieuse d’uriner. Je suis rentré sans demander mon reste.


En remuant ma litière, je repensais à notre conversation.


Quand la nuit se referme enfin sur moi

La victoire, 1939
René Magritte (1898-1967)
Chaque matin au réveil, j’obéis à un rituel précis : je m’ouvre à la vie en ouvrant tout ce qui se trouve à ma portée : rideaux, fenêtres, tiroirs, portes, robinet, rien n’échappe à cette frénésie aurorale. S’ouvrir, c’est dire oui à la vie. J’agis en pleine conscience, persuadé que chacun de mes gestes revêt un sens sacré. Dans le verbe « ouvrir », d’ailleurs, il y a le mot « oui ».

Dans un geste théâtral, à deux mains, j’écarte les rideaux et j’ouvre la fenêtre, humant au passage le premier souffle du jour qui me sourit comme un enfant encore tout enrubanné dans ses rêves. Je m’étire au soleil s’il fait soleil, je bénis la pluie s’il pleut, et si j’ai le bonheur d’apercevoir un oiseau, je lui demande des nouvelles de l’au-delà. Je cueille les points d’exclamation de la victoire de la vie sur la mort que je dispose ensuite en bouquet au centre de la table en guise d’autel.

Puis c’est toute la maison qui s’anime, dans un joyeux tintamarre de tiroirs et de portes qui s’ouvrent et se referment, de bruit de vaisselle qui s’entrechoque et de ruissellement d’eau, chacun chacune y allant de sa petite musique : c’est à qui crierait le plus fort, une frénésie jubilatoire, une course contre la montre pour célébrer le triomphe d’un nouveau jour!

C’est ainsi que chaque matin, sans allumette, j’allume le jour en même temps que la radio. Je prends le pouls de la ville en même temps que le mien. Comme plusieurs, des milliers, j’appartiens au règne des vertébrés matutinaux heureux.

Et quand la nuit se referme enfin sur moi, j’ouvre alors toutes grandes les vannes du rêve et, à l’instar de Baudelaire, je plonge tête première « au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe? /Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau! », disposant de tout l’espace de la nuit pour refaire le monde à ma guise, dans l’espoir de chanter à nouveau le lendemain au réveil.

jeudi 22 septembre 2011

Les matins tyrannosaures

Vous vous levez un matin, on ne peut pas dire que ce soit la grande forme. Le premier mot qui vous vient à l’esprit est le mot « flasque ». Une image de poudre pour gelée Jell-O occupe tout l’espace de votre cerveau : du Jell-O à la framboise ou aux cerises, vous hésitez sur la saveur, la couleur.

Vous décidez de boire votre café au jardin. Malgré le soleil qui pointe, tout vous semble triste, morne, gris. Jusqu’au nain de jardin en résine qui arbore tout à coup un air patibulaire.

Vous avalez coup sur coup le café amer, tiède.

Vous constatez une fois de plus que les limaces ont ravagé la moitié de vos plates-bandes, festoyant toute la nuit, à vos frais, dans vos hostas de collection dont pas une seule feuille n’a été épargnée. Vous souririez, de dépit certes, si vous en étiez capable, mais c’est comme si tous les muscles de votre visage n’obéissaient plus à votre volonté.

Vous êtes sur le point d’abdiquer, de tout, de votre vie en général, comme de votre jardin, de la maison, des amis, du travail. Vous êtes même décidé à envoyer votre demande d’apostasie à l’archevêché, depuis le temps que vous en rêviez.

Vous êtes à peine surpris lorsque vous apercevez, à quelques mètres à peine de vous, un Tyrannosaure Rex piétinant sans vergogne vos bégonias tubéreux, exceptionnellement florifères cette année. Cependant, vous n’avez pas la force d’émettre le moindre son pour essayer de le chasser, comme vous le faites si souvent pour éloigner les écureuils, les chats, plus rarement les mouffettes. Dans votre état, vous le trouvez presque attendrissant.


Vous rentrez, sans même vous donner la peine de refermer la porte derrière vous. En après-midi, peut-être, au plus tard demain, vous vous rendrez au supermarché. Devant l’étalage des desserts en poudre pour gelée Jell-O, vous hésiterez longtemps.