jeudi 22 décembre 2011

Une question d'os

Proust, la cuisine retrouveé, 1991
Anne Borrel
Ce matin, au réveil, je tombe sur ces mots griffonnés la veille au dos d’une facture d’épicerie : « La soupe à l’os du samedi de ma mère est un problème insoluble. » Je sais bien que cette phrase est impossible, maladroite, syntaxiquement et sémantiquement incorrecte. J’ai beau la retourner dans tous les sens, rien n’y fait : je reviens toujours à la première formule. « La soupe du samedi à l’os de ma mère… » me paraît tout aussi équivoque que « la soupe à l’os de ma mère du samedi… ». On le voit clairement : le problème est une question d’os.

J’aurais pu me contenter d’écrire : « la soupe à l’os », « la soupe du samedi », « la soupe de ma mère… ». Pris isolément, chacun de ces éléments pourrait constituer le début d’une phrase autonome. Mais j’aurais l’impression de travestir la réalité, de trahir ma mère, car ce dont il est question, ici, ne relève pas de la gastronomie à proprement parler. C’est de LA SOUPE À L’OS DU SAMEDI DE MA MÈRE dont je veux parler, pas de la soupe en général!

C’était une soupe réconfortante, riche en vitamines et en minéraux, fumante, une soupe qui réchauffait à la fois et le corps et le cœur, une soupe d’hiver, constituée essentiellement d’un bouillon de bœuf maison, de poireaux, de feuilles de céleri, de carottes, de navets et de tomates. C’est la soupe que ma mère nous concoctait tous les samedis, de la fin octobre jusqu’au début mars.

Pendant des années, j’ai cru, à tort, que le secret de la soupe de ma mère, la soupe à l’os du samedi, résidait exclusivement dans la quantité et la qualité des os. Puis, un jour, j’ai compris que ce n’était ni la préparation ni le choix des ingrédients qui conféraient à cette soupe son goût si unique, mais bien plutôt tous les souvenirs qui s’y rattachaient.

C’est en lisant Proust, bien des années après, que j’ai compris que la soupe que ma mère préparait de manière si attentionnée le samedi, cette soupe à l’os, relevait davantage du phénomène de la mémoire involontaire que du goût de la soupe proprement dit, que cette soupe, pour être vraiment appréciée, ne pouvait être servie que le samedi, de préférence à midi, en plein cœur de l’hiver, à une tablée d’enfants aussi affamés que turbulents.

Ainsi, aujourd’hui, je puis écrire, en toute légitimité : « La soupe à l’os du samedi de ma mère est une phrase syntaxiquement française » : c’est Le Temps retrouvé, dans toute sa quintessence.

vendredi 16 décembre 2011

Le genre de fille à embrasser les coquillages avant de les remettre à l'eau

La Grande Guerre, 1964
René Magritte (1898-1967)
C’est le genre de fille à embrasser les coquillages avant de les remettre à l’eau. Parce que cela, sans doute, lui rappelle son enfance, sa grand-mère, on ne sait pas. Peut-être au fond n’est-ce qu’une façon d’honorer la mémoire des poètes qui écrivent de si belles choses sur la mer, le vent, les étoiles, les oiseaux, mais parfois aussi des choses bien étranges, plus graves. C’est le genre de marraine qu’il aurait fallu à Baudelaire.

Le genre à ne jamais se remettre totalement de la beauté, de L’Écume des jours, de L’avalée des avalés, qui pleure encore la mort de son premier poisson rouge, qui dessine des étoiles de mer sur les gâteaux d’anniversaire, qui traque la beauté jusque dans la rougeur des tomates.

C’est le genre de fille à qui l’on écrit des poèmes, des romans, des chansons. Que l’on s’appelle Baudelaire ou Ronsard, Boris Vian ou Réjean Ducharme, Jacques Brel ou Jean-Pierre Ferland.

C’est le genre de fille qui, le moment venu, on le sait, fermera les yeux de sa grand-mère, cueillant une à une toutes les roses de sa vie.

C’est le genre de fille à qui l’on chante : « Écoute pas ça, tu vas mouiller ta robe », le genre de fille à qui je pense quand je pense à Marie.


Le genre de fille à embrasser les coquillages avant de les remettre à l'eau

C’est le genre de fille à embrasser les coquillages avant de les remettre à l’eau. Parce que cela, sans doute, lui rappelle son enfance, sa grand-mère, on ne sait pas. Peut-être au fond n’est-ce qu’une façon d’honorer la mémoire des poètes qui écrivent de si belles choses sur la mer, le vent, les étoiles, les oiseaux, mais parfois aussi des choses bien étranges, plus graves. C’est le genre de marraine qu’il aurait fallu à Baudelaire.

Le genre à ne jamais se remettre totalement de la beauté, de L’Écume des jours, de L’avalée des avalés, qui pleure encore la mort de son premier poisson rouge, qui dessine des étoiles de mer sur les gâteaux d’anniversaire, qui traque la beauté jusque dans la rougeur des tomates.

C’est le genre de fille à qui l’on écrit des poèmes, des romans, des chansons. Que l’on s’appelle Baudelaire ou Ronsard, Boris Vian ou Réjean Ducharme, Jacques Brel ou Jean-Pierre Ferland.

C’est le genre de fille qui, le moment venu, on le sait, fermera les yeux de sa grand-mère, cueillant une à une toutes les roses de sa vie.

C’est le genre de fille à qui l’on chante : « Écoute pas ça, tu vas mouiller ta robe », le genre de fille à qui je pense quand je pense à Marie.

Le genre de fille à embrasser les coquillages avant de les remettre à l'eau

C’est le genre de fille à embrasser les coquillages avant de les remettre à l’eau. Parce que cela, sans doute, lui rappelle son enfance, sa grand-mère, on ne sait pas. Peut-être au fond n’est-ce qu’une façon d’honorer la mémoire des poètes qui écrivent de si belles choses sur la mer, le vent, les étoiles, les oiseaux, mais parfois aussi des choses bien étranges, plus graves. C’est le genre de marraine qu’il aurait fallu à Baudelaire.

Le genre à ne jamais se remettre totalement de la beauté, de L’Écume des jours, de L’avalée des avalés, qui pleure encore la mort de son premier poisson rouge, qui dessine des étoiles de mer sur les gâteaux d’anniversaire, qui traque la beauté jusque dans la rougeur des tomates.

C’est le genre de fille à qui l’on écrit des poèmes, des romans, des chansons. Que l’on s’appelle Baudelaire ou Ronsard, Boris Vian ou Réjean Ducharme, Jacques Brel ou Jean-Pierre Ferland.

C’est le genre de fille qui, le moment venu, on le sait, fermera les yeux de sa grand-mère, cueillant une à une toutes les roses de sa vie.

C’est le genre de fille à qui l’on chante : « Écoute pas ça, tu vas mouiller ta robe », le genre de fille à qui je pense quand je pense à Marie.

dimanche 4 décembre 2011

Cela même qui ressemble à un sourire mais qui n'en est pas vraiment un

La Nuit des princes charmants, 1995
Michel Tremblay
Ce peut être la couleur des yeux, le timbre de la voix, la démarche, cela même qui ressemble à un sourire mais qui n’en est pas vraiment un. Dans tous les cas, impossible de lui résister; déjà, pour vous, il est trop tard : vous avez souri, vous êtes désormais sous son emprise, complètement désarmé. Vous n’arrivez plus à faire la part des choses.

Vous entrez alors dans d’étranges spéculations pour essayer de comprendre ce sourire-là qui n’en est pas vraiment un. Vous balancez : 50% de peur, 50% de témérité? 75% d’inconscience, 25% d’extra lucidité? Vous concluez : 90% de mystère, 10% de timidité.

Vous essayez de vous persuader, comme les poètes, que c’est dans leurs yeux, toujours, que les humains sont à leur mieux, et que le sourire, avant que d’aller mourir sur les lèvres, passe d’abord par les yeux. Vous êtes sur une piste.

Ce magnétisme, justement, que vous n’arrivez pas à expliquer, cela même qui tout à l’heure ressemblait tant à un sourire mais qui n’en était pas vraiment un et auquel, à votre tour, presque à votre insu, vous avez répondu, aujourd’hui, il semblerait que vous l’ayez enfin compris : charmer, c’est toujours plus ou moins forcer l’autre à sourire.

Si vous étiez poète, vous diriez que le charme est un parfum que les yeux seuls savent reconnaître; si vous étiez Michel Tremblay, vous écririez La Nuit des princes charmants.