mercredi 25 janvier 2012

Comme un grand coup de gong qui sonnerait le printemps

La Joconde, 1503-1506
Léonard de Vinci (1452-1519)
Vous êtes dans l’attente, dans l’attente de quelque chose, d’un événement, vous ne savez trop quoi au juste, peut-être un appel, une lettre, une visite impromptue, quelque chose ou quelqu’un qui agirait comme un catalyseur, vous apportant la Grande Révélation de votre existence, une joie comme vous n’en avez jamais connu auparavant.

Votre cœur bat la chamade, vous trépignez d’impatience, vous n’arrivez plus à vous concentrer, c’est comme mille soleils en vous, vous n’osez même pas lever la tête au ciel de peur qu’une étoile vous ravisse, vous et votre trop-plein de lumière.

Votre esprit et votre corps ne font plus qu’un, dans cet état d’apesanteur qui vous donne un peu le vertige et qui dessine sur vos lèvres ce drôle de sourire lorsque vous méditez. La vacuité, c’est cela précisément que vous ressentez, comme si le sol se dérobait sous vos pieds, mais tout en douceur, progressivement, de telle sorte que c’est à peine si vous prenez conscience du phénomène.

Les mots s’effacent de votre mémoire un à un, lentement, puis les images, ensuite les sons, les bruits environnants. Vous n’avez jamais ressenti une telle paix, sauf lorsque vous êtes absorbé dans une lecture ou par un travail qui exige beaucoup de concentration et de précision, comme l’écriture, ou quand vous cuisinez, par exemple, ou que vous observez un oiseau jusqu’à ce que vos pulsations cardiaques se confondent avec les siennes.

Au-dedans de vous, c’est comme un grand coup de gong qui sonnerait le printemps.

Et vous demeurez longtemps dans cet état, entre béatitude et hébétement, à respirer les lilas à pleine brassée, trois mois à l’avance.

vendredi 6 janvier 2012

Une ballerine de coffre à bijoux

Les poissons rouges, 1912
Henri Matisse (1869-1954)
Pendant toute mon enfance, il me semble que je n’ai fait que tourner en rond, comme Max, le chien du voisin, enchaîné à un poteau, tournoyant inlassablement du matin au soir, comme si toute son existence se ramenait à un cercle dont le rayon ne dépassait pas deux mètres. Par compassion, je comptais les tours avec lui. Secrètement, je rêvais de rompre sa chaîne, mais si je craignais le chien, je redoutais encore davantage le maître.
Ce n’était pas de l’ennui ni de l’apathie, mais plutôt une absence totale au monde, à mon entourage, un peu comme si j’avais été le dernier enfant du monde, l’unique survivant d’une catastrophe planétaire qui faisait que je ne reconnaissais plus le monde que j’avais connu auparavant. Quelque chose ou quelqu’un m’empêchait de parler, je ne saurais trop dire, je ne comprenais pas, je n’étais pas , tout simplement.
Des heures en conversation silencieuse avec mon poisson rouge, ou assis en tailleur à compter des cailloux, à regarder la pluie tomber, à dormir debout à toute heure du jour, à fixer le vide jusqu’au vertige, comme si j’attendais quelque chose, une révélation, un signe qui ne venait jamais. J’étais déjà, sans le savoir, sans bien pouvoir comprendre le phénomène ni même me l’expliquer, un contemplatif.
Toute mon enfance contenue dans cette seule image : un coffre à bijoux que j’ouvre et que je referme à loisir, pour n’y découvrir, au fond, que l’image de ma propre condition : une ballerine qui tournoie, inlassablement, vertigineusement, jusqu’à l’anéantissement total de son être.
Et tandis que les accords métalliques de la boîte à musique faisaient naître en moi des images nouvelles, si belles et si troublantes à la fois que je croyais ne jamais pouvoir m’en remettre, à mon insu, j’écrivais mes premiers poèmes, pour une ballerine au tutu froissé et pour un chien à moitié fou.
J’ai la certitude d’avoir été, dans une vie antérieure, une ballerine de coffre à bijoux
« …dont l'unique soin était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir*».


*BAUDELAIRE, Charles, « La vie antérieure », Les Fleurs du Mal, 1857.

jeudi 5 janvier 2012

La main qui pense

Edward aux mains d'argent, 1991
Tim Burton
Quand l’envie d’écrire me prend, c’est que la main me démange trop. Rien ne sert de lutter, de remettre à plus tard, de faire la sourde oreille, impossible d’ignorer l’injonction : je rends les armes et j’obtempère.

On pourrait croire que la main n’obéit qu’à l’influx du cerveau, que c’est lui le seul maître à bord, que c’est l’esprit qui commande, qui décide de nos pensées, que la main n’est que le véhicule par lequel nos idées prennent forme, qu’elles se concrétisent en quelque sorte. Rien de plus faux! Quand je lis À la recherche du temps perdu, quand j’admire Le Baiser, quand j’écoute les Variations Goldberg, force m’est d’admettre que Proust, Rodin, Bach pensaient davantage avec leurs mains qu’avec leur tête! C’est comme si la main, dans leur cas, était dotée de son propre cerveau!

On sous-estime la valeur et le pouvoir réels de la main dans le processus créateur : que seraient la pensée, la création au sens large, l’art sous toutes ses formes, sans le concours et l’appui inconditionnel de la main? Comment Dieu, manchot, aurait-il pu créer le monde, façonner Adam à son image, fleurir le paradis terrestre?

Nul doute, c’est bien la main qui distingue l’homme de la bête. Personne ne peut contester cette vérité. Pour moi, écrire, de plus en plus, consiste tout simplement à laisser vagabonder ma main là où elle veut bien me mener, comme Proust, comme Rodin, comme Bach me l'enseignent. Je leur fais entièrement confiance. Fini l’angoisse devant la page blanche : on n’a qu’à se persuader que c’est la main qui pense à notre place.