mardi 11 mars 2014

Dans un monde parfait, le conditionnel n'existerait pas


Ce serait leur première journée d’école. C’est là qu’ils se seraient connus, assis côte à côte, échangeant déjà des sourires complices, des mots doux griffonnés à la hâte, sous l’œil réprobateur de la maîtresse. Elle s’appellerait Marilou, lui, Éric. C’est le début d’une amitié qui échapperait au temps, à tout.

Cette journée aurait pu ne jamais exister, séparant à jamais deux êtres qui ne se connaissaient pas encore, mais elle en avait décidé autrement. Elle savait qu’elle risquait gros, comme si le reste de sa vie en dépendait. Elle savourait déjà cette première victoire. On reconnaît toujours l’amour vrai au son qu’il fait dans notre cœur ; en cherchant à le matérialiser, elle idéalisait cet amour naissant. C’est la partie de l’histoire qui s’écrit à l’imparfait.

Ce geste audacieux de sa part était un acte de pure bravoure. D’emblée, elle l’avait reconnu : sa gaucherie, sa timidité maladive, celle-là même qui a inspiré à Brel l’une de ses plus belles chansons.

C’est alors qu’elle se serait approchée, lui offrant sa main tremblante, pour goûter sa peau moite, son envie de mourir, sa peur, car cette première journée d’école, pense-t-elle, pourrait lui être fatale. C’est comme si elle tenait dans ses mains un petit animal blessé, un écureuil, oui, ou un lapereau que sa mère aurait abandonné, parce qu’il ne faisait pas le poids devant ses frères trop nombreux, trop combatifs. Dans un roman de Réjean Ducharme, elle se serait appelée Chateaugué, lui, Mille Milles.

Ils auraient pu s’aimer au conditionnel, pour le reste de leur vie, mais ils ne pouvaient se contenter d’un amour imparfait. Ils étaient faits pour se rencontrer ; ils étaient faits pour l’imparfait.

Dans un monde parfait, le conditionnel n’existerait pas. Et il ne serait jamais venu à l’esprit de Réjean Ducharme d’écrire Le nez qui voque, L’Océantume, L’hiver de force, La fille de Christophe Colomb, L’avalée des avalés ou Les enfantômes.


File:Réjean Ducharme - Le Nez qui voque.JPG
Le nez qui voque, 1967
Réjean Ducharme
 

jeudi 6 mars 2014

Voir dans le noir




Parfois, il m’arrive de penser que je suis déjà fou. Déjà ? Je n’ai que ce mot en tête : « déjà » ! J’en oublie le nom des gens, le nom des choses, le nom de mes fleurs préférées.
Si, déjà, j’étais le commencement d’un autre, qui pourrait me certifier que je suis encore moi ?  Quand je me regarde dans un miroir, je ne reconnais plus mon visage : ces yeux ! Et si ce n’étaient pas les miens ?
Je crois que la folie commence à partir du moment où l’on prend conscience que l’on est seul à penser ce que l’on pense, seul à voir ce que l’on voit ; je crois que la folie commence à partir du moment où notre propre visage nous est étranger.
Je crois également que le début de la folie coïncide avec le fait que l’on a perdu quelque chose, quelque chose qu’on ne peut même pas identifier ; on sait seulement que la perte est irrémédiable, et qu’il ne sert à rien de chercher.
Je crois aussi – j’arrive même à m’en convaincre – que la folie nous permet de voir dans le noir, comme les chats : je crois que les fous sont nyctalopes. Je crois que c’est pour cette raison, la peur du noir, que les hommes ont inventé les religions.
Mais ce que je crois surtout, c’est que les hommes, il ne faut pas toujours les croire. Je mets donc toute ma foi — du moins, ce qu’il m’en reste —, dans les chats.
Parfois, il m’arrive de penser que je suis déjà mort. Je crois que mourir, c’est voir de la lumière noire ; je crois que mourir, c’est voir dans le noir.

Le Horla, 1887
Guy de Maupassant (1850-1893)