mardi 29 novembre 2011

Pas encore cinq heures en novembre

Love Story, 1970
Arthur Hiller
C’est l’heure bleue, pas encore cinq heures en novembre. Le ciel est « bas et lourd »; j’ai l’impression étrange que Baudelaire m’épie, qu’il veut me refiler son spleen. Ce pourrait être le début de quelque chose, un poème par exemple, un roman, un film.

Sur la rue, une femme me sourit, et je ne saurais décrire ce qui se passe alors en moi. Le sourire de l’étrangère me bouleverse, me chavire complètement. Je passe mon chemin sans lui rendre la pareille, et je m’en veux, longtemps, longtemps après, sans trop bien me l’expliquer encore.

Dans un film, à ce moment-là, le réalisateur aurait tenu à ce qu’il neige. L’amour naissant, quand il neige, est toujours un présage de bonheur. Pour la trame sonore, « Perhaps Love », de John Denver, en duo avec Plácido Domingo : « Perhaps love is like a resting place/ A shelter from the storm.. .»

Cette chanson me ramène 20 ans en arrière : il est cinq heures moins cinq, j’ai rendez-vous avec Serge, il neige à plein ciel, je cours comme un fou, comme madame Bovary à travers champs, il neige à plein ciel, c’est novembre, j’ai peur d’arriver en retard, et il neige de plus belle, il neige, il neige…

La neige avait exactement la couleur de ses yeux. Ce pourrait être aussi le titre du film.


dimanche 27 novembre 2011

La bibliophilie est une maladie incurable

Hommage à Pierre Dostie, 2011
Photo: Denis Payette
Tous les jours, je prends mon pied; je le prends où je veux et quand je veux. Dans la chambre, dans la cuisine ou au salon, dans ma baignoire ou même au parc, dans le métro, dans l’autobus, chez ma mère, au supermarché, dans le cabinet de mon médecin. Qu’importe l’endroit ou l’heure, ma passion l’emporte toujours sur la raison. Je n’aurai vécu que pour elle : je suis un bibliophile boulimique.

Pour me convaincre que je ne suis pas seul, je me rends parfois dans une bibliothèque, lieu de prédilection pour les aficionados dans mon genre qui savent que là, en toute quiétude et sans honte, ils pourront s’adonner et se donner tout entier à leur vice, à ce plaisir solitaire que l’on appelle aussi la lecture.

Comme tout lecteur qui se respecte, je suis à la fois voyeur et exhibitionniste. J’aime particulièrement être surpris en flagrant délit de lecture, cela flatte mon ego, c’est l’exhibitionniste en moi qui s’éveille : je sais que l’on m’observe, peut-être même m’envie-t-on, qui sait, et c’est sans doute ce qui me confère ce sourire si étrange, mélange d’attraction et de répulsion, que l’on confond parfois avec le charme, et que certains osent encore appeler la beauté du diable.

Observer un lecteur à la dérobée me procure une joie indicible : « Dis-moi que tu lis Proust et je t’embrasserai à bouche que veux-tu. » D’abord, ne pas se faire prendre, y aller de façon intermittente; on vise à côté, une fois sur deux, on fait semblant de regarder ailleurs, le plafond par exemple, ça paraît toujours bien, on a l’air intelligent quand on regarde le plafond ; ensuite, au moment opportun, jeter un œil furtif sur le livre du lecteur, puis sur le lecteur lui-même. On sait que l’on est un voyeur aguerri quand on peut dire le titre du livre aussi bien que la couleur des yeux du lecteur que l’on épie sans vergogne depuis plus d’une heure!

La bibliophilie est une maladie incurable. L’amour aussi, sous toutes ses formes.


mardi 15 novembre 2011

Passer la serpillière entre deux chapitres de « Passion simple »


Hommage à Annie Ernaux, 2011
Photo: Denis Payette

Vous ne pouvez plus écrire que dans une maison propre. Vous ne savez plus exactement quand cela s’est produit. Vous en faites aujourd’hui, pour la première fois, le triste constat. Il semble que la réalité vous ait rattrapé. Vous êtes pris au piège de l’écriture : vous ne pouvez plus écrire que dans certaines conditions. Vous êtes devenu un écrivain caractériel.

Vous tournez en rond dans la maison depuis des heures. Vous hésitez entre le plumeau et le crayon, entre l’aspirateur et le dernier livre d’Annie Ernaux, entre l’osso buco que vous comptez servir ce soir et le « Stabat Mater » de Pergolèse que vous écoutez en boucle depuis ce matin. Vous hésitez de plus en plus entre le ménage et l’écriture, entre vos obligations et la création, entre la propreté et la fiction.

Vous rêvez d’écrire un texte qui vous permettrait de concilier votre impétueux et pathologique sens de l’ordre, votre obsession de la propreté, votre amour du devoir et vos aspirations littéraires. Vous pensez à Annie Ernaux qui semble avoir résolu le problème mieux que personne. Vous l’imaginez chez l’épicier, hésitant entre deux marques de lessive, ou chez elle, en train de passer la serpillière, entre deux chapitres de Passion simple, et vous vous réjouissez d’avance à l’idée de ce qu’elle écrira plus tard, dans son journal, ou ailleurs, nous prouvant une fois de plus que la réalité dépasse bien souvent la fiction.

Vous êtes sur le point d’écrire un texte. Vous accueillez la première phrase avec l’enthousiasme d’un jeune néophyte : « J’aime ces heures bénies de franche et bienfaisante fainéantise où l’on se complaît dans une réalité béate. » Vous savourez déjà votre triomphe : cette fois, vous avez été plus fort que la réalité; vous l’avez déjouée, en quelque sorte.

Par la suite, vous évoquerez ces jours bénis qui ne semblent jamais commencer, et qui ne commencent jamais réellement, ces heures élastiques où vous étirez le temps en avalant un quatrième café, le samedi matin, au lit, avec ce livre que vous n’arrivez pas à refermer, ces jours lumineux où la réalité est plus transcendante que mille bouddhas assis en tailleur respirant le soleil à pleins poumons, comme au premier matin du monde.

Puis, vous sortirez votre appareil photo et vous croquerez sur le vif le beau désordre de votre chambre à coucher, en vous disant que vous auriez tellement voulu avoir écrit L’usage de la photo.

dimanche 13 novembre 2011

Sauter à la corde en bas verts

Nu bleu aux bas verts, 1952
Henri Matisse (1869-1954)
Ce matin, en ouvrant le tiroir de mon chiffonnier, je choisis délibérément des « bas » verts. Après tout, ce n’est pas tous les jours dimanche. Rien de tel pour me remettre d’aplomb et partir du bon pied. De la couleur avant toute chose!

Le mot « chaussettes » serait plus approprié ici, j’en conviens, mais je ne me résigne pas à l’employer. J’écris « bas » en toute connaissance de cause, c’est plus simple, plus court, plus facile à prononcer, plus pratique et plus chaud aussi. Si je portais des chaussettes, il me semble que j’aurais toujours froid aux pieds!

Je ne saurais trop dire, mais les bas verts me donnent envie de sauter à la corde, comme cette jeune fille de la gouache découpée de Matisse : « Nu bleu aux bas verts ».

Sauter à la corde en bas verts, par un beau dimanche, la jupe au vent, en toute impunité, au beau milieu de la rue : une façon pour moi de rendre hommage à Matisse. L’art a toujours occupé une grande place dans ma vie. La folie aussi.

Chez moi, la joie de vivre est une maladie.


samedi 12 novembre 2011

La Banque du Temps à Perdre

Rue Marquette, été 2011
Photo: Denis Payette
Je choisis toujours avec le plus grand soin la couleur de mon bol à café au lait en fonction de mon humeur : BLANC : seulement le dimanche; BLEU : si je dois appeler ma mère; VERT : s’il fait plus de 25 degrés Celsius; JAUNE : les jours de pluie; ROUGE : pour chaque jour férié; ORANGE : les jours où je travaille.

J’ai toujours aimé perdre mon temps. L’autre jour, par exemple, je me suis amusé à compter, à genoux, toutes les lattes du plancher de la salle à manger. De même, chaque fois que je vois un attroupement de pigeons, de moineaux ou d’outardes, j’en fais le décompte exact. Mes petits pois, je les mange un à un. J’apprends par cœur des passages entiers des romans d’Amélie Nothomb. Et si je cherche un mot dans le dictionnaire, je me fais un devoir de lire toutes les entrées qui figurent sur la page. Je passe également des heures fort divertissantes à composer de fausses listes d’épicerie que j’allonge à l’infini. Tout ça, pour rien, pour savoir, pour tester les limites de ma patience. Pour moi, il ne s’agit pas de tuer le Temps, mais de le défier, tout simplement.

J’ai appris, au fil des ans, à perdre de plus en plus savamment mon temps et je ne souhaite plus aujourd’hui qu’une chose : le perdre de plus en plus efficacement. Tous les poètes vous le diront : « La poésie, c’est du temps volé au Temps. »

La poésie, c’est aussi prendre le temps de choisir la couleur de son bol à café au lait en fonction de ses humeurs du moment.

La poésie est ce qui confère au Temps sa véritable couleur.

Aujourd’hui, comme chaque semaine, je passerai à la Banque du Temps à Perdre. J’y déposerai un poème ou deux. Puis j’appellerai ma mère.



lundi 7 novembre 2011

J'aimerais faire apparaître des oiseaux

Lumière des oiseaux, 1992
Pierre Morency
J’aimerais faire apparaître des oiseaux, des milliers d’oiseaux, pour survivre à la grisaille de novembre, pour raviver la lumière du ciel, pour consoler les arbres. Pour chaque feuille qui tombe, c’est dix oiseaux qui disparaissent.

Les spéculations métaphysiques des poètes romantiques sur l’automne m’ont toujours agacé : le vent, la pluie, la chute des feuilles et le déclin progressif de la lumière ne conviennent pas à ma nature. Je suis insensible à la beauté de l’automne.

Je suis du côté des oiseaux, du côté de saint François d’Assise, du côté du chant, de l’envol, de l’innocence et de la Joie pure : je suis du côté de la lumière, la lumière des oiseaux.

Une armure d’oiseaux pour affronter l’hiver, voilà ce qu’il me faudrait pour me tenir au chaud jusqu’au printemps prochain, car c’est bien la lumière qui fait battre le cœur des oiseaux.

C’est décidé : cette année, je troquerai mon sapin de Noël contre un lilas en fleurs, avec comme seuls ornements des oiseaux vivants!


mardi 1 novembre 2011

La famille steak haché cru

Illustration pour Gargantua, 1851
Gustave Doré (1832-1883)
C’est l’été, celui qui vient de s’achever, l’été 2011, si beau, si chaud, si long. Du haut de mon balcon, j’assiste à la scène suivante :

C’est vendredi. Comme à son habitude, le père de Pascal et de Sandrine allume son barbecue. Il n’a même pas pris la peine de se changer. Il porte la cravate que ses enfants lui ont offerte pour la Fête des Pères.

D’un geste théâtral, il retrousse ses manches, dénoue sa cravate, s’essuie le front. Puis, sous le regard plein de convoitise de sa progéniture boulimique, le cuistot s’exécute : il plonge à deux mains dans la viande hachée crue qu’il façonne en énormes boulettes et qu’il aplatit ensuite du revers de la main avec force bruit.

Pascal et Sandrine le regardent faire, silencieux, admiratifs, la bouche grande ouverte : on dirait deux gros oisillons affamés quémandant leur pitance. C’est l’heure de la becquée : les petits avalent goulûment la portion de viande crue que leur présente leur père. Le cœur au bord des lèvres, j’observe cette bande de joyeux carnivores, et ces vers de Musset me reviennent en mémoire :

« Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage,
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,
Ses petits affamés courent sur le rivage
En le voyant au loin s'abattre sur les eaux.
Déjà, croyant saisir et partager leur proie,
Ils courent à leur père avec des cris de joie
En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux. »

Et, tandis que la famille steak haché cru s’empiffre de hamburgers tout dégoulinants de ketchup et de gras, le cœur dans mon assiette, je termine avec peine ma salade aux endives, aux pommes et aux noix.