mardi 15 novembre 2011

Passer la serpillière entre deux chapitres de « Passion simple »


Hommage à Annie Ernaux, 2011
Photo: Denis Payette

Vous ne pouvez plus écrire que dans une maison propre. Vous ne savez plus exactement quand cela s’est produit. Vous en faites aujourd’hui, pour la première fois, le triste constat. Il semble que la réalité vous ait rattrapé. Vous êtes pris au piège de l’écriture : vous ne pouvez plus écrire que dans certaines conditions. Vous êtes devenu un écrivain caractériel.

Vous tournez en rond dans la maison depuis des heures. Vous hésitez entre le plumeau et le crayon, entre l’aspirateur et le dernier livre d’Annie Ernaux, entre l’osso buco que vous comptez servir ce soir et le « Stabat Mater » de Pergolèse que vous écoutez en boucle depuis ce matin. Vous hésitez de plus en plus entre le ménage et l’écriture, entre vos obligations et la création, entre la propreté et la fiction.

Vous rêvez d’écrire un texte qui vous permettrait de concilier votre impétueux et pathologique sens de l’ordre, votre obsession de la propreté, votre amour du devoir et vos aspirations littéraires. Vous pensez à Annie Ernaux qui semble avoir résolu le problème mieux que personne. Vous l’imaginez chez l’épicier, hésitant entre deux marques de lessive, ou chez elle, en train de passer la serpillière, entre deux chapitres de Passion simple, et vous vous réjouissez d’avance à l’idée de ce qu’elle écrira plus tard, dans son journal, ou ailleurs, nous prouvant une fois de plus que la réalité dépasse bien souvent la fiction.

Vous êtes sur le point d’écrire un texte. Vous accueillez la première phrase avec l’enthousiasme d’un jeune néophyte : « J’aime ces heures bénies de franche et bienfaisante fainéantise où l’on se complaît dans une réalité béate. » Vous savourez déjà votre triomphe : cette fois, vous avez été plus fort que la réalité; vous l’avez déjouée, en quelque sorte.

Par la suite, vous évoquerez ces jours bénis qui ne semblent jamais commencer, et qui ne commencent jamais réellement, ces heures élastiques où vous étirez le temps en avalant un quatrième café, le samedi matin, au lit, avec ce livre que vous n’arrivez pas à refermer, ces jours lumineux où la réalité est plus transcendante que mille bouddhas assis en tailleur respirant le soleil à pleins poumons, comme au premier matin du monde.

Puis, vous sortirez votre appareil photo et vous croquerez sur le vif le beau désordre de votre chambre à coucher, en vous disant que vous auriez tellement voulu avoir écrit L’usage de la photo.

4 commentaires:

  1. Cher M. Payette - pauvre folle! - à qui je dois la découverte de Passion simple de Ernaux... C'était il n'y a pas si longtemps et pourtant, qui oserait le faire lire à des étudiants aujourd'hui...? Mais vous pardi! Allez, au programme pour vos prochains groupes de 102! Peut-être qu'au fond de la classe un étudiant discret ne s'en remettra pas. Tout comme je ne m'en suis pas remis. Merci!

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  2. Ma fierté, aujourd'hui, Éric, c'est de savoir que tu es devenu professeur! Tu me fais honneur!

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  3. C'est bizarre la vie. Un jour, j'ai passé mon exemplaire de "Passion simple" à une dame, une dame dont on n'aurait jamais pensé, au grand jamais, qu'elle triturerait, USERAIT ce petit livre qui m'est revenu dans un bien triste état.J'aurais dû le photographier pour vous le montrer.

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  4. Si jamais cette dame vous demande de lui prêter votre exemplaire de « L'usage de la photo », refusez. Refusez net!

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