jeudi 6 mars 2014

Voir dans le noir




Parfois, il m’arrive de penser que je suis déjà fou. Déjà ? Je n’ai que ce mot en tête : « déjà » ! J’en oublie le nom des gens, le nom des choses, le nom de mes fleurs préférées.
Si, déjà, j’étais le commencement d’un autre, qui pourrait me certifier que je suis encore moi ?  Quand je me regarde dans un miroir, je ne reconnais plus mon visage : ces yeux ! Et si ce n’étaient pas les miens ?
Je crois que la folie commence à partir du moment où l’on prend conscience que l’on est seul à penser ce que l’on pense, seul à voir ce que l’on voit ; je crois que la folie commence à partir du moment où notre propre visage nous est étranger.
Je crois également que le début de la folie coïncide avec le fait que l’on a perdu quelque chose, quelque chose qu’on ne peut même pas identifier ; on sait seulement que la perte est irrémédiable, et qu’il ne sert à rien de chercher.
Je crois aussi – j’arrive même à m’en convaincre – que la folie nous permet de voir dans le noir, comme les chats : je crois que les fous sont nyctalopes. Je crois que c’est pour cette raison, la peur du noir, que les hommes ont inventé les religions.
Mais ce que je crois surtout, c’est que les hommes, il ne faut pas toujours les croire. Je mets donc toute ma foi — du moins, ce qu’il m’en reste —, dans les chats.
Parfois, il m’arrive de penser que je suis déjà mort. Je crois que mourir, c’est voir de la lumière noire ; je crois que mourir, c’est voir dans le noir.

Le Horla, 1887
Guy de Maupassant (1850-1893)




 

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