dimanche 24 mars 2013

La honte

Le Cri, 1893
Edvard Munch (1863-1944)
Il n’y a pas de photo, je ne fais qu’imaginer la scène.

Nous sommes au milieu des années cinquante, je ne suis pas encore né.
J’invente tout : un balcon arrière au troisième étage, une femme au regard austère qui verse de l’eau chaude dans une bassine en fer-blanc, et une petite fille qui s’agrippe ferme aux barreaux de la rampe, l’air renfrogné.
Je vois tout : le corps frêle de la petite fille, la chair blanche et le noir des cheveux, la peur et la honte sur son visage d’enfant. Les cris viendront après.
Et moi, comme suspendu dans le temps, parfaitement invisible, je suis là pourtant, dans l’attente de raconter le drame qui se déroule bien avant ma naissance, au balcon d’un troisième étage, quelque part dans une ville de province où j’attends de naître.
J’observe et j’attends. J’attends le cri de la petite fille. J’attends ainsi, des années, dans un mutisme béat, presque religieux.
La femme au regard austère tire la fillette par le bras et lui enlève un à un tous ses vêtements : la petite robe à carreaux blancs et noirs, les chaussures en cuir verni, noires, les bas de soie blancs ourlés de dentelles, la petite culotte rose.
Le corps de la petite est parcouru d’un long frisson, elle sanglote. Elle découvre la honte, cette rougeur aux joues, ce tressaillement de tous ses membres, l’afflux de sang aux tempes : elle croise ses petites mains tremblantes sur son sexe glabre.
La femme au regard sévère soulève l’enfant et la plonge dans l’eau tiède, puis la force à s’asseoir.
C’est à ce moment précis que j’interviens, à cet instant-là de l’écriture, quelque cinquante ans plus tard, au moment du cri de l’enfant.
Sur la photo qui n’existe pas, on peut entendre le cri de la petite fille et voir les larmes du petit frère à naître.

1 commentaire:

  1. Le beau mystère de l'écriture où tout est vrai de ce qui est resté suspendu dans le temps et continue à vivre. Et le cri qu'on entend encore, avec des frissons. Plus vrai que si on était là, sur l'autre balcon. C'est terrible comme il fait peur ce cri. jojo

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