mercredi 6 février 2013

Longtemps, je me suis levé de bonne heure

À la recherche du temps perdu, 1913-1927
Marcel Proust (1871-1922)
Tous les matins, à six heures, mon chat venait me tirer du lit. Pendant dix ans, pas une seule fois il n’a failli à la tâche. Pour pasticher Proust, je dirais : « Longtemps, je me suis levé de bonne heure. »

Il n’existe pas, je crois, du moins à ma connaissance, de réveille-matin plus fiable qu’un chat affamé (ou gourmand). Tant que cet animal partagerait ma vie, je pourrais dormir sur mes deux oreilles, tranquille, sans craindre de « passer tout droit » un seul matin de ma vie.
C’était toujours le même rituel, chaque jour, le même stratagème, le même supplice. D’abord, un miaulement à peine perceptible, puis un autre, plus hardi, enfin un troisième, parfaitement audible celui-là, soufflé à même l’oreille; ensuite, sans crier gare, l’attaque franche et directe, intempestive : une langue râpeuse, humide et collante, qui s’introduit subrepticement dans votre orifice auditif et qui en explore allègrement tous les recoins jusqu’à ce que vous criiez grâce et que vous capituliez.
 Pourquoi six heures, exactement? Je me suis longtemps posé la question. Pour pasticher Proust, je dirais : « Longtemps, je me suis posé la question. » J’imagine qu’un jour, j’ai dû me lever à six heures, par hasard ou par nécessité, je ne sais trop, parce que je ne dormais plus, ou pour aller aux toilettes, peut-être, enfin, qu’importe, je me suis levé un beau matin à six heures pétantes, sans mesurer encore toute l’étendue et les conséquences irréversibles que ce réveil prématuré, inopiné, aurait sur ma vie et les jours à venir. Hélas, pour moi, déjà, il était trop tard : le glas du réveil venait de sonner, et plus jamais je ne pourrais faire la grasse matinée.
 Je crois même me souvenir de son regard hébété ce matin-là. Ses yeux jaunes semblaient briller plus qu’à l'accoutumée, il me regardait étrangement, comme s’il souriait, comme seuls savent sourire les chats, et comme seuls savent s’en apercevoir ceux et celles qui partagent leur vie, leur logis et leur couche avec un chat domestique. Il en avait décidé ainsi : dorénavant, monsieur déjeunerait tous les matins à six heures. Pour pasticher Proust, je dirais : « Longtemps, mon chat a déjeuné à six heures. »
C’était, quand j’y repense, je l’avoue aujourd’hui avec le recul, presque agréable, car il n’est pas donné à tout le monde de se faire réveiller le matin en se faisant lécher les oreilles par un animal à sang chaud qui vous aime plus que tout au monde. Pour pasticher Proust, je dirais : « Longtemps, j’ai enduré un chat qui me réveillait de bonne heure. »

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