vendredi 6 janvier 2012

Une ballerine de coffre à bijoux

Les poissons rouges, 1912
Henri Matisse (1869-1954)
Pendant toute mon enfance, il me semble que je n’ai fait que tourner en rond, comme Max, le chien du voisin, enchaîné à un poteau, tournoyant inlassablement du matin au soir, comme si toute son existence se ramenait à un cercle dont le rayon ne dépassait pas deux mètres. Par compassion, je comptais les tours avec lui. Secrètement, je rêvais de rompre sa chaîne, mais si je craignais le chien, je redoutais encore davantage le maître.
Ce n’était pas de l’ennui ni de l’apathie, mais plutôt une absence totale au monde, à mon entourage, un peu comme si j’avais été le dernier enfant du monde, l’unique survivant d’une catastrophe planétaire qui faisait que je ne reconnaissais plus le monde que j’avais connu auparavant. Quelque chose ou quelqu’un m’empêchait de parler, je ne saurais trop dire, je ne comprenais pas, je n’étais pas , tout simplement.
Des heures en conversation silencieuse avec mon poisson rouge, ou assis en tailleur à compter des cailloux, à regarder la pluie tomber, à dormir debout à toute heure du jour, à fixer le vide jusqu’au vertige, comme si j’attendais quelque chose, une révélation, un signe qui ne venait jamais. J’étais déjà, sans le savoir, sans bien pouvoir comprendre le phénomène ni même me l’expliquer, un contemplatif.
Toute mon enfance contenue dans cette seule image : un coffre à bijoux que j’ouvre et que je referme à loisir, pour n’y découvrir, au fond, que l’image de ma propre condition : une ballerine qui tournoie, inlassablement, vertigineusement, jusqu’à l’anéantissement total de son être.
Et tandis que les accords métalliques de la boîte à musique faisaient naître en moi des images nouvelles, si belles et si troublantes à la fois que je croyais ne jamais pouvoir m’en remettre, à mon insu, j’écrivais mes premiers poèmes, pour une ballerine au tutu froissé et pour un chien à moitié fou.
J’ai la certitude d’avoir été, dans une vie antérieure, une ballerine de coffre à bijoux
« …dont l'unique soin était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir*».


*BAUDELAIRE, Charles, « La vie antérieure », Les Fleurs du Mal, 1857.

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