samedi 26 mars 2011

Le beurrier est sur la table

Aquarelle, 1910
Vassily Kandinsky (1866-1944)
C’est dans l’écriture que je me trouve, que je trouve un sens à ma vie ; ma vie réelle a de moins en moins d’épaisseur, je suis de jour en jour plus absent à moi-même. Je ne vis plus que dans les phrases que j’écris ou celles que je saisis à la volée.

Quand j’écris : « Au soleil, je suis toujours dans la lune », il faut comprendre que c’est là que se trouve ma résidence permanente. « Je n’aime que le soleil, les lilas et les animaux. » « Je ne saurais choisir ce qui me plaît le plus entre la chaleur du soleil, la couleur et le parfum des lilas ou la fourrure des animaux. » « Toutes les saisons valsent jusqu’à l’épuisement. » « Il faut des oranges aux orangs-outangs. » Voilà le genre de phrases qui me plaît.

Quand une conversation m’ennuie, je me glisse subrepticement dans la tête de mon interlocuteur, à la recherche de cette petite phrase secrète que chacun porte en soi et qui nous donne souvent cet air ahuri, coquin ou absent, qui nous plaît tant chez les enfants.

L’autre jour dans le métro, j’observais une femme assise en face de moi. Elle ressemblait étrangement à ma mère. Dans sa tête, je lis cette phrase d’une consternante banalité : « Le beurrier est sur la table. » La dame en question portait un chapeau blanc orné d’un ruban jaune. De tout le jour, sans savoir pourquoi, je n’ai pu me défaire de cette phrase.

« Le beurrier est sur la table. » C’est la première phrase que j’ai écrite, la toute première. Je la retrouve enfin après toutes ces années ! Il manquait un « r » à « beurrier », je m’en souviens parfaitement, mais j’étais persuadé d’être un génie !

Je revois l’enfant qui roule nerveusement le crayon dans ses petits doigts, la nappe rouge à carreaux, les fleurs sur la table, le beurrier blanc, avec un pourtour jaune. Je vois la main de l’enfant esquissant maladroitement les premières lettres : « l », « e », « b ». Puis, quelqu’un, sans doute la mère de l’enfant, qui demande : « Où est donc le beurrier ? » Mais l’enfant ne répond pas. Il est encore sous le choc. Il vient d’écrire sa première phrase. Il ne le sait pas encore, mais il signe ici sa première œuvre abstraite.


 

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