dimanche 27 avril 2014

J'ai l'impression de communier chaque fois que je mange des olives

Noé envoie une colombe sur la terre, 1866
Gustave Doré (1832-1883)
D’abord, il a fallu trouver du bois, beaucoup. Il a fallu ensuite le couper et l’assembler. Ne restait plus alors qu’à attendre. Puis ils sont arrivés, deux par deux, sans même qu’on les appelle. Et la pluie est venue, en trombe, on n’avait jamais vu pareil déluge. J’aurais voulu être Noé. Ce poète-là.

C’est dans l’attente, l’attente de cette pluie providentielle, que Noé supplante tous les prophètes de son époque : de tous, c’est sans doute le plus charismatique. On l’imagine souriant, confiant, les yeux rivés au ciel, appuyé au bastingage de son arche impossible. Jamais personne auparavant n’avait contemplé le ciel avec autant d’humilité. Noé est le contraire d’Icare : le combat du premier est terrestre ; celui du second est céleste. Icare rivalise avec le soleil ; Noé reste bien cramponné au sol. Noé est confiant, humble, patient ; Icare est impétueux, prétentieux, impatient. Le génie de Noé aura été de laisser le vol aux oiseaux. Noé conservera toujours une longueur d’avance sur Icare : il sait pertinemment que l’on peut voler, c’est-à-dire se rapprocher de Dieu, sans être pour autant pourvu d’ailes dérisoires. Noé a toujours préféré les colombes aux aigles.

La belle et grande folie de Noé ! Cette leçon de patience, cette profession de foi magnanime, cette confiance aveugle en la vie !


Enfin, cette image, probablement le plus beau poème du monde : une colombe ascensionnelle qui porte dans son bec une branche d’olivier. Cette promesse d’aube-là. J’ai l’impression de communier chaque fois que je mange des olives.


 



Les mains des oiseaux





L'oiseau de ciel, 1966
René Magritte (1898-1967)
Au départ, on vise la beauté. Rien d’autre. Ne reste plus alors qu’à trouver la forme. La plus parfaite qui soit.



La poésie, c’est donner un sens à ce qui n’en a pas; c’est donner une voix à ceux qui en sont dépourvus; c’est « donner à voir », disait Éluard; c’est « la grande vie », dirait Bobin.

La poésie, c’est laisser vivre en paix les animaux : c’est se soucier du sort des derniers éléphants d’Afrique et d’Asie.

La poésie, c’est ne rien faire : c’est regarder pousser une fleur toute la journée en lui parlant de la rose du Petit Prince.

La poésie, c’est cette petite fille de 6 ans qui remonte son collant rose comme seules savent le faire les fillettes de 6 ans – avec beaucoup de grâce, d’insouciance et de légèreté; la poésie, c’est le petit Noah et son armée imaginaire d’escargots géants pourchassant un baleinier; c’est cette vieille femme qui étend son linge avec tellement d’application, de quiétude et de confiance en la vie; cette autre qui jette du pain rassis aux moineaux, l’hiver. Cela, que je photographie, pour en faire des poèmes.

La poésie, c’est construire un château de cartes tout en ayant l’assurance de pouvoir l’habiter un jour; c’est Maurice et Raymond, la casquette de travers, qui s’embrassent en cachette dans leur auto-patrouille.

La poésie est la suite normale du monde; sans elle, inutile de poursuivre, de tenter quoi que ce soit. Les oiseaux, qui chantent pour chanter, qui chantent pour rien, sont là pour nous le rappeler. L’avenir de l’humanité est entre leurs mains.

« La vie ne tient souvent qu’à un fil », me confiait, l’autre jour, un oiseau de passage. Ce fil ténu, la poésie.






mardi 11 mars 2014

Dans un monde parfait, le conditionnel n'existerait pas


Ce serait leur première journée d’école. C’est là qu’ils se seraient connus, assis côte à côte, échangeant déjà des sourires complices, des mots doux griffonnés à la hâte, sous l’œil réprobateur de la maîtresse. Elle s’appellerait Marilou, lui, Éric. C’est le début d’une amitié qui échapperait au temps, à tout.

Cette journée aurait pu ne jamais exister, séparant à jamais deux êtres qui ne se connaissaient pas encore, mais elle en avait décidé autrement. Elle savait qu’elle risquait gros, comme si le reste de sa vie en dépendait. Elle savourait déjà cette première victoire. On reconnaît toujours l’amour vrai au son qu’il fait dans notre cœur ; en cherchant à le matérialiser, elle idéalisait cet amour naissant. C’est la partie de l’histoire qui s’écrit à l’imparfait.

Ce geste audacieux de sa part était un acte de pure bravoure. D’emblée, elle l’avait reconnu : sa gaucherie, sa timidité maladive, celle-là même qui a inspiré à Brel l’une de ses plus belles chansons.

C’est alors qu’elle se serait approchée, lui offrant sa main tremblante, pour goûter sa peau moite, son envie de mourir, sa peur, car cette première journée d’école, pense-t-elle, pourrait lui être fatale. C’est comme si elle tenait dans ses mains un petit animal blessé, un écureuil, oui, ou un lapereau que sa mère aurait abandonné, parce qu’il ne faisait pas le poids devant ses frères trop nombreux, trop combatifs. Dans un roman de Réjean Ducharme, elle se serait appelée Chateaugué, lui, Mille Milles.

Ils auraient pu s’aimer au conditionnel, pour le reste de leur vie, mais ils ne pouvaient se contenter d’un amour imparfait. Ils étaient faits pour se rencontrer ; ils étaient faits pour l’imparfait.

Dans un monde parfait, le conditionnel n’existerait pas. Et il ne serait jamais venu à l’esprit de Réjean Ducharme d’écrire Le nez qui voque, L’Océantume, L’hiver de force, La fille de Christophe Colomb, L’avalée des avalés ou Les enfantômes.


File:Réjean Ducharme - Le Nez qui voque.JPG
Le nez qui voque, 1967
Réjean Ducharme
 

jeudi 6 mars 2014

Voir dans le noir




Parfois, il m’arrive de penser que je suis déjà fou. Déjà ? Je n’ai que ce mot en tête : « déjà » ! J’en oublie le nom des gens, le nom des choses, le nom de mes fleurs préférées.
Si, déjà, j’étais le commencement d’un autre, qui pourrait me certifier que je suis encore moi ?  Quand je me regarde dans un miroir, je ne reconnais plus mon visage : ces yeux ! Et si ce n’étaient pas les miens ?
Je crois que la folie commence à partir du moment où l’on prend conscience que l’on est seul à penser ce que l’on pense, seul à voir ce que l’on voit ; je crois que la folie commence à partir du moment où notre propre visage nous est étranger.
Je crois également que le début de la folie coïncide avec le fait que l’on a perdu quelque chose, quelque chose qu’on ne peut même pas identifier ; on sait seulement que la perte est irrémédiable, et qu’il ne sert à rien de chercher.
Je crois aussi – j’arrive même à m’en convaincre – que la folie nous permet de voir dans le noir, comme les chats : je crois que les fous sont nyctalopes. Je crois que c’est pour cette raison, la peur du noir, que les hommes ont inventé les religions.
Mais ce que je crois surtout, c’est que les hommes, il ne faut pas toujours les croire. Je mets donc toute ma foi — du moins, ce qu’il m’en reste —, dans les chats.
Parfois, il m’arrive de penser que je suis déjà mort. Je crois que mourir, c’est voir de la lumière noire ; je crois que mourir, c’est voir dans le noir.

Le Horla, 1887
Guy de Maupassant (1850-1893)




 

jeudi 27 février 2014

Je manque de rose






Je manque de rose, c’est une forme d’anémie : une anémie de l’esprit, une maladie de poète. À une autre époque, on appelait cela « le mal du siècle », une maladie de l’âme qui s’apparente à l’atonie. Les psychologues vous diront que vous souffrez d’apragmatisme ; en fait, cela veut dire que vous êtes tout simplement morose, c’est-à-dire en mal de rose.

En général, la vie manque de rose. Je parle du rose, de la couleur, non de la fleur ; je parle de l’absence de couleur, je parle du syndrome post-Saint-Valentin. Je m’adresse aux suicidaires de février, en mal de rose, en manque de rose.

Je dis à tous les névrosés de février de ne jamais perdre espoir, car le rose, il arrive même qu’il finisse par pleuvoir ! Il ne s’agit pas de voir la vie en rose : il s’agit tout simplement d’espérer le rose, de l’attendre. C’est une erreur de penser que le vert est la couleur de l’espérance ; c’est une erreur de croire que le blanc est le contraire du noir. L’espoir est rose, c’est une vérité de La Palice.

Le ciel devrait être rose, même quand il pleut ; c’est ce que je me dis quand je pense à un ami qui m’appelle pour me dire qu’il veut mourir. Alors je me mets à rêver à cette « pluie de roses » que nous annonce sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, poète extatique du rose absolu. Certains jours, moi, je voudrais y croire.

En général, le monde m’ennuie : il manque de couleurs, de fleurs, de poètes, et d’enfants assez fous pour croire que les roses, oui, elles peuvent pleuvoir!



dimanche 22 septembre 2013

Je ne communie plus que par les yeux


Le soleil, 2006
Dale Chihuly
Crédit photo: André Lebeau
Si je ne devais prier qu’un seul dieu, ce serait Apollon, ou alors Dionysos : le beau ou l’ivresse. Je ne conçois pas l’un sans l’autre.

Est beau ce qui est propre à nous ravir : tout ce qui nous élève, littéralement — j’allais écrire « tout ce qui nous enlève »—, nous rapproche des dieux. Tout ce qui est beau m’enivre. : une cathédrale gothique aussi bien qu’une pivoine.

Même la beauté qu’on n’atteindra jamais, comme celle de Jacques Brel dans « La Quête », ou celle, plus désespérée encore, d’Icare dans son ascension folle vers le Soleil; la beauté silencieuse du cosmos qui donnait des frayeurs à Pascal; la beauté jusque dans la laideur ou dans l’abject, la beauté du mal qui a fait la gloire de Baudelaire; la beauté sulfureuse, noire, incandescente d’une Marilyn divinisée de son vivant; la beauté spectrale du chat, celle des garçons que Michel-Ange embrassait et peignait à la détrempe; la beauté convulsive de Breton; la beauté surréelle des mondes embrasés de Chihuly; la beauté d’un dieu qui en embrasse un autre; la beauté jusqu’à la saturation, jusqu’à l’incompréhension, jusqu’à la révulsion.

Chaque fois qu’on s’approche de la beauté, chaque fois qu’on touche au sublime, la mort recule d’un pas : c’est Dionysos étreignant Apollon, la victoire de la lumière sur les ténèbres.

L’art, c’est là tout mon idéal religieux. Je ne communie plus que par les yeux. N’aspirer à rien d’autre que cela et n’espérer nul autre salut : devenir un bouddha de la beauté.

dimanche 1 septembre 2013

Virgules et points-virgules

Adam et Ève ,1599
Peter Paul Rubens (1577-1640)
 
Je voudrais que les cigales étirent leur chant jusqu’en décembre, au moins ; je voudrais que ma mère puisse vivre encore longtemps, jusqu’à cent ans ; je voudrais que Barbara ressuscite, tout de suite, là.

Je voudrais embrasser Robinson Crusoé, caresser sa barbe, et compter les étoiles avec lui la nuit, tout nu, sur une plage d’or ; je voudrais que tous les êtres sensibles puissent être libérés de la souffrance ; je voudrais un petit bouddha rose et replet pour chaque enfant qui vient au monde ; je voudrais me baigner dans tes cheveux.

Je voudrais accoucher d’une rose géante ; je voudrais que Y*** se décide enfin à appeler JP***, pour lui dire qu’il l’aime, à la folie, et jusqu’à la fin des temps ; je voudrais épousseter une étoile pour me maquiller de son or.

Je voudrais remonter dans le temps, très loin, jusqu’à pouvoir offrir moi-même la pomme à Adam.

Je voudrais planer au-dessus d’un volcan en éruption avec toi me tenant par la main ; je voudrais 15 chats dans la maison, et des lapins aussi, de toutes les couleurs ; je voudrais écrire le plus beau poème du monde, en hommage à ta beauté, j’y parlerais de tes yeux, de ta main sur ma cuisse, de ton sexe dans ma bouche ; je voudrais voir fleurir tes seins juste avant de mourir.

Je voudrais RIRE BLEU, une fois, seulement une ; je voudrais chatouiller la terre jusqu’à ce qu’elle hoquette ; je voudrais lire Le Petit Chaperon rouge et La chèvre de monsieur Seguin à un bébé orang-outang, pour l’endormir ; je voudrais réanimer le Petit Prince et l’amener chez McDonald's.

Je voudrais refaire ma Première Communion, me marier avec toi, en habit et nœud papillon ; je voudrais boire un martini, en compagnie de Baudelaire, un soir de pleine lune, vêtu de rose de la tête aux pieds, les cheveux verts. 

Je voudrais repasser moi-même la jupe de Marguerite Duras et lui servir à boire ; je voudrais du bizarre, de l’incongru, 15 hommes nus dans ton lit pour ton anniversaire ; je voudrais que tu saches que j’ai pleuré pour Adèle H.

Je voudrais peindre une Joconde et signer Denis de Vinci ; je voudrais laver les pieds et les cheveux de saint François d’Assise ; je voudrais refaire le Chemin de Compostelle avec toi, en talons hauts, ou sur ton dos.

Je voudrais être ton écrivain préféré et te dédicacer tous mes livres ; je voudrais que tu saches que je n’écris que pour toi, virgules, et points-virgules.

 

jeudi 22 août 2013

Le saumon au lave-vaisselle de Suzanne Lapointe


Œuvres poétiques complètes, 1980
Denis Vanier (1949-2000)
Quand j’ai entendu parler pour la première fois du « Saumon au lave-vaisselle de Suzanne Lapointe », j’ai cru d’abord qu’il s’agissait d’un poème inédit de Denis Vanier. Des amis à qui j’en ai parlé ont refusé de me croire en arguant qu’il s’agissait sans doute d’un canular ou d’une autre de ces fameuses légendes urbaines. Pourtant, cette recette, pour le moins inusitée, il faut bien en convenir, existe bel et bien :  http://www.dailymotion.com/video/x98ul9_cuire-du-saumon-au-lave-vaisselle_fun

Jeannette Bertrand, une autre cuisinière émérite de chez nous, en a étonné plus d’un, et plus d’une, avec son fameux « Jambon au foin ». Un de mes amis, tout aussi original que fine bouche, m’a servi un jour des « Hot-dogs vapeur au fer à repasser » !

Pour ma part, j’ai l’intention d’essayer, un de ces quatre, question de rendre hommage à ces chefs audacieux qui sortent des sentiers battus, une « Poule au riz à la lessiveuse », ou alors un « Veau marengo au déshumidificateur », et peut-être même, pourquoi pas, une « Fondue chinoise au fer à friser » ?

Le saumon au lave-vaisselle de Suzanne Lapointe n’est donc pas un mythe. Pourtant, comme j’aurais aimé que Denis Vanier, qui est à la poésie québécoise ce que Paul Bocuse est à la cuisine française, en soit l’auteur !

mercredi 21 août 2013

Une journée d'été sur un plateau d'argent


Je vais mieux, 2013
David Foenkinos
Cette journée sera mémorable, assurément, sans doute la plus chaude de l’année. On en parlera longtemps, des années, des lustres.

Une journée d’été comme un anniversaire d’enfant en juillet, avec des ballons, des chapeaux pointus, un gâteau immense, des cadeaux.

Et puis cette chaleur, suffocante, et le soleil, dévastateur, et le chant des cigales, strident, continu, à la limite du supportable.

C’est l’été encore une fois, avec sa baguette magique, ses grands airs d’opéra, ses frasques, ses elfes effarés, ses fées en feu, ses cigales enchanteresses : une journée d’été sur un plateau d’argent.

J’ai préparé de la limonade, j’ai acheté du melon d’eau, j’ai mis quelques bières au frais, j’ai sorti ma plus belle nappe, la blanche avec des fleurs : le blanc, c’est si joli avec le vent !

J’ai enlevé ma chemise, mes chaussures. Je vais mieux, beaucoup, moi aussi.

 

Un écureuil, ça goûte quoi?


La pluie et le beau temps, 1955
Jacques Prévert (1900-1977)
Les escargots, les limaces et les écureuils font la pluie et le beau temps dans mon jardin.

Aucune plante ne leur résiste ; pas une feuille qui ne soit mangée, grugée, rongée, percée, trouée ; les fleurs sont cadavériques, littéralement vidées de leur sève, de leurs sucs, exsangues.

J’ai d’abord tenté de les éloigner de manière naturelle, écologique : des coquilles d’œufs broyées, des cheveux de septuagénaire, du poivre de Cayenne, de la bière, du tofu, du Cheez Whiz, du Pepto-Bismol, de l’huile de saint Joseph, mais sans succès.

J’ai pensé ensuite les faire fuir en disposant çà et là, aux endroits les plus stratégiques, des vire-vent, en agitant des crécelles à heures fixes, en faisant tourner des moulins à prières tibétains les soirs de pleine lune ; j’ai cru pouvoir enfin m’en débarrasser pour de bon, les achever, en faisant jouer à tue-tête la trame sonore du film Adieu ma concubine, à six heures le matin…

J’ai acheté de la poudre à gratter, de la poudre de perlimpinpin, de la poudre d’escampette…

Enfin, à bout de ressources, j’ai envisagé des moyens nettement plus drastiques : une solution de vitriol, me disais-je, en mélange avec du vinaigre, du miel, du bicarbonate de soude, de la sauce Mille-Îles et deux ou trois gouttes de mercurochrome pourrait sans doute en venir à bout…

Mon jardin décimé n’est plus qu’un champ de bataille ; c’est à se demander qui de lui ou de moi est le plus dévasté. Pour cette année, en tout cas, c’est terminé : j’abandonne, je rends les armes, j’abdique, et je brandis piteusement le drapeau blanc de la défaite, un drapeau blanc, jaune sale, troué.

Pour m’en remettre, je me dis que La pluie et le beau temps, après tout, c’est aussi le titre d’un livre de Prévert.

Mais au fait, un écureuil, ça goûte quoi ? 


mercredi 14 août 2013

J'écris juillet à rebours


À partir du mois de septembre l’année dernière,
je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme :
qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi.
Annie Ernaux

Passion simple, 1991
Annie Ernaux
L’air est lourd, l’humidité accablante, le temps est à la pluie. Une brise légère agite le rideau de mousseline : on dirait qu’un nuage est entré dans ma chambre pour se faire caresser. J’attends l’orage, j’attends l’amour, languissamment.

La pluie tambourine à ma fenêtre : une vestale en robe blanche qui joue de la harpe; la main de Jupiter caressant la joue glabre de Ganymède. La même musique, le même bruissement d’ailes.

Tout ruisselant et alangui par la chaleur, les bras en croix, j’attends, le regard atone, la tête dans un ailleurs d’images abracadabrantesques, effaçant au fur et à mesure, un à un, les points de suspension qui brouillent ma rêverie…

J’ai disposé çà et là des fraises sur l’oreiller. Tu les mangeras à ton retour.

J’écris juillet à rebours, sa lumière crue, ses orages, ses soubresauts, ses humeurs capricieuses, ses ors et ses encres, ses orgues et ses délices, et son champagne rose « qui mousse de rayons[1] ».

Les orages d’été sont faits pour faire l’amour.



[1] RIMBAUD, Arthur, « Le Dormeur du val », 1870.

mardi 13 août 2013

Je promène une pinte de lait


La laitière, 1658
Johannes Vermeer (1632-1675)
Rue Saint-Hubert, le matin, je reviens du dépanneur. Je croise G*** qui promène son chien. Nous échangeons quelques mots. La chienne, Margot, me fait ses minauderies habituelles. Le quotidien dans son extraordinaire ordinaire; l’été dans sa plus pure expression.
Les cigales stridulent à qui mieux mieux; la journée sera chaude, longue. L’été, par définition, est toujours trop court, toujours. « L’été ne peut qu’avoir été » écrit Annie Ernaux. À la télé, déjà, les réclames assommantes de la rentrée! Je m’ennuie d’avance des lilas de l’an prochain. C’est terrible d’écrire une phrase pareille. L’été est toujours une imposture.
 
Accroupi sur le trottoir, je caresse la chienne qui me lèche amoureusement la main. Moi, je l’aurais appelée Marilyn : trop belle, trop photogénique, trop blonde, trop douce, trop amoureuse. Margot, Marilyn : même blondeur, même douceur, même soleil aveuglant. Chaque fois qu’elle me regarde, je pense à la chèvre de monsieur Seguin.
 
 
Rue Saint-Hubert, le matin, G*** promène son chien. Moi, je promène une pinte de lait.
 
Je n’aurai pas écrit une seule ligne de l’été. Je fredonne « L’été n’aura qu’un jour » de Diane Dufresne.
 
La chienne me regarde m’éloigner, avec ses yeux tristes de Marilyn trop belle. Ce pourrait être le début de quelque chose.
 
Les cigales sonnent la fin de la Grande Récréation.

 
 
 

 

mercredi 29 mai 2013

J'accompagne un trisomique imaginaire


Le lézard aux plumes d'or, 1967
Joan Miró (1893-1983)
Il me suit partout : au soleil comme sous la pluie; à l’école, à l’épicerie, même chez le dentiste! Tous les jours, c’est sa fête, et il n’aime rien tant que les gâteaux d’anniversaire, les ballons, les chapeaux pointus et les flûtes en papier avec un plume au bout.
Le dimanche, on va à la pêche aux poissons rouges, ou alors en forêt pour cueillir des œufs de lapins. En secret, on élève des dinosaures végétariens qui ne mangent rien, sauf des cerises, mais seulement quand c’est la saison. On se marie tous les jours, un diamant à chaque doigt. On prend souvent le métro ou l’autobus, pour rien, pour n’aller nulle part, pour sourire aux gens. On nourrit des chats abandonnés. On change de nom chaque jour : on s’appelle Georges, Étienne, Maurice ou Paul. On a mille chiens.
 
On est les seuls à connaître par cœur le numéro de téléphone du frère jumeau du Petit Chaperon rouge.
 
Nous aussi, un jour, on l’aura notre ferme en Afrique.
Et nous faisons l’amour avec nos yeux et notre sourire, chaque soir avant de nous endormir, juste avant de décrocher la lune.
 
Je ne suis jamais seul. J’accompagne un trisomique imaginaire, une forme de bénévolat virtuel, si l’on veut, qui me sauve de tout.
 

mardi 28 mai 2013

Madame Matisse

Femme au chapeau,1905
Henri Matisse (1869-1954)
Les filles affilent leurs jambes
les gars exhibent leurs bras
dehors
ça sent l’oiseau qui fait son nid


Matéo cueille des pissenlits
pour sa maîtresse

Sur un nuage rose
Prévert dessine des cages
sans barreaux

C’est le printemps
dans le chapeau de Madame Matisse
niche un oiseau vert.

samedi 13 avril 2013

Les lèvres rouges du soleil



Icare, 1947
Henri Matisse (1869-1954)
Comme si le rouge incandescent des lèvres de Marilyn était un appel au secours, ce désespoir-là.

Ou la réverbération triste du chant des baleines, jusqu’en la moelle de l’âme. J’écris aussi cette musique-là, océanique, si tristement belle.
 

Et la beauté noire du vertige, aussi, quand ton corps vacille sur le mien, dans une pluie d’étoiles spasmodiques et ruisselantes.
 
Les lèvres rouges du soleil, s’en approcher, cet embrasement-là, à deux doigts de la mort.
J’écris toujours comme si tu m’embrassais pour la dernière fois. J’écris toujours à deux doigts de la mort.

Cette urgence-là, en fixer la couleur et la teneur, dans l’immédiateté. Peut-être aussi la douleur.

Vouloir embrasser le soleil, pour voir, pour voir même la beauté du noir. Comme Icare, ou Marilyn. Ce feu-là, dans le regard et sur les lèvres. Dans l’élévation à tout prix.
Brûler de tout.



dimanche 24 mars 2013

La honte

Le Cri, 1893
Edvard Munch (1863-1944)
Il n’y a pas de photo, je ne fais qu’imaginer la scène.

Nous sommes au milieu des années cinquante, je ne suis pas encore né.
J’invente tout : un balcon arrière au troisième étage, une femme au regard austère qui verse de l’eau chaude dans une bassine en fer-blanc, et une petite fille qui s’agrippe ferme aux barreaux de la rampe, l’air renfrogné.
Je vois tout : le corps frêle de la petite fille, la chair blanche et le noir des cheveux, la peur et la honte sur son visage d’enfant. Les cris viendront après.
Et moi, comme suspendu dans le temps, parfaitement invisible, je suis là pourtant, dans l’attente de raconter le drame qui se déroule bien avant ma naissance, au balcon d’un troisième étage, quelque part dans une ville de province où j’attends de naître.
J’observe et j’attends. J’attends le cri de la petite fille. J’attends ainsi, des années, dans un mutisme béat, presque religieux.
La femme au regard austère tire la fillette par le bras et lui enlève un à un tous ses vêtements : la petite robe à carreaux blancs et noirs, les chaussures en cuir verni, noires, les bas de soie blancs ourlés de dentelles, la petite culotte rose.
Le corps de la petite est parcouru d’un long frisson, elle sanglote. Elle découvre la honte, cette rougeur aux joues, ce tressaillement de tous ses membres, l’afflux de sang aux tempes : elle croise ses petites mains tremblantes sur son sexe glabre.
La femme au regard sévère soulève l’enfant et la plonge dans l’eau tiède, puis la force à s’asseoir.
C’est à ce moment précis que j’interviens, à cet instant-là de l’écriture, quelque cinquante ans plus tard, au moment du cri de l’enfant.
Sur la photo qui n’existe pas, on peut entendre le cri de la petite fille et voir les larmes du petit frère à naître.

dimanche 24 février 2013

Les mots sont des oiseaux invisibles



L'oiseau de ciel, 1965
René Magritte (1898-1967)
Parfois, ça se bouscule dans ma tête, ça crie : trop de mots. C’est que les mots, tout comme les plantes, aiment la lumière et le grand air. Le poète est celui qui leur donne à boire, celui qui leur procure la lumière dont ils se nourrissent et sans laquelle ils s’étioleraient. Les poètes sont les jardiniers des mots.

Les mots sont des oiseaux invisibles. La mission du poète est de s’en approcher le plus près possible, furtivement, pour leur donner l’élan nécessaire afin qu’ils puissent prendre leur envol.

Les mots n’aiment rien tant que des vacances au bord de la mer. Il faut les voir s’ébattre au-dessus des vagues, comme s’ils voulaient les défier, ou s’agglutiner auprès des enfants qui construisent des châteaux de sable sur la plage, pour voir de plus près leur sourire malicieux et prendre part à leurs rêves impossibles. Les mots sont des joueurs infatigables. Tout à l’heure, ici même, j’en ai surpris deux qui embrassaient le vent! Il doit bien exister, quelque part, un continent, un pays, une île, où les mots vont boire et manger, où ils se reposent, où ils font l'amour dans « des lits pleins d’odeurs légères[1] ».

Les mots sont le parfum des fleurs, leur essence, une image silencieuse. Quand on arrive enfin à leur faire dire ce qu'ils veulent bien nous laisser dire, alors on parvient aux frontières de ce pays qu'on appelle poésie.

(Cayo Largo, 12 février 2013)

 



[1] Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du mal, « La mort des amants », 1857.

mercredi 6 février 2013

Longtemps, je me suis levé de bonne heure

À la recherche du temps perdu, 1913-1927
Marcel Proust (1871-1922)
Tous les matins, à six heures, mon chat venait me tirer du lit. Pendant dix ans, pas une seule fois il n’a failli à la tâche. Pour pasticher Proust, je dirais : « Longtemps, je me suis levé de bonne heure. »

Il n’existe pas, je crois, du moins à ma connaissance, de réveille-matin plus fiable qu’un chat affamé (ou gourmand). Tant que cet animal partagerait ma vie, je pourrais dormir sur mes deux oreilles, tranquille, sans craindre de « passer tout droit » un seul matin de ma vie.
C’était toujours le même rituel, chaque jour, le même stratagème, le même supplice. D’abord, un miaulement à peine perceptible, puis un autre, plus hardi, enfin un troisième, parfaitement audible celui-là, soufflé à même l’oreille; ensuite, sans crier gare, l’attaque franche et directe, intempestive : une langue râpeuse, humide et collante, qui s’introduit subrepticement dans votre orifice auditif et qui en explore allègrement tous les recoins jusqu’à ce que vous criiez grâce et que vous capituliez.
 Pourquoi six heures, exactement? Je me suis longtemps posé la question. Pour pasticher Proust, je dirais : « Longtemps, je me suis posé la question. » J’imagine qu’un jour, j’ai dû me lever à six heures, par hasard ou par nécessité, je ne sais trop, parce que je ne dormais plus, ou pour aller aux toilettes, peut-être, enfin, qu’importe, je me suis levé un beau matin à six heures pétantes, sans mesurer encore toute l’étendue et les conséquences irréversibles que ce réveil prématuré, inopiné, aurait sur ma vie et les jours à venir. Hélas, pour moi, déjà, il était trop tard : le glas du réveil venait de sonner, et plus jamais je ne pourrais faire la grasse matinée.
 Je crois même me souvenir de son regard hébété ce matin-là. Ses yeux jaunes semblaient briller plus qu’à l'accoutumée, il me regardait étrangement, comme s’il souriait, comme seuls savent sourire les chats, et comme seuls savent s’en apercevoir ceux et celles qui partagent leur vie, leur logis et leur couche avec un chat domestique. Il en avait décidé ainsi : dorénavant, monsieur déjeunerait tous les matins à six heures. Pour pasticher Proust, je dirais : « Longtemps, mon chat a déjeuné à six heures. »
C’était, quand j’y repense, je l’avoue aujourd’hui avec le recul, presque agréable, car il n’est pas donné à tout le monde de se faire réveiller le matin en se faisant lécher les oreilles par un animal à sang chaud qui vous aime plus que tout au monde. Pour pasticher Proust, je dirais : « Longtemps, j’ai enduré un chat qui me réveillait de bonne heure. »

dimanche 3 février 2013

Pour faire entrer le chant des oiseaux dans la chambre


Hommage à Rosa Luxemburg, (détail), 1992
Jean-Paul Riopelle (1923-2002)
C’est quelqu’un qui va mourir. Je ne le connais pas, ou plutôt je ne la connais pas, puisqu’il s’agit d’une femme. Je ne fais qu’imaginer la scène, mais je vois la femme.
Les phrases sont courtes, à l’image de la respiration saccadée de la mourante.
Elle est là, pâle et haletante, sur son lit de mort.
Elle a demandé des draps blancs, un bouquet de lavande sur sa table de chevet. Elle tient à ce que tout le monde soit là : ses proches, ses petits-enfants, sa chatte Lisbeth, une siamoise de 15 ans, presque aveugle, édentée, qui ronronne pour un rien, pour un regard ou une caresse.
Elle peine à parler, s’en excuse, esquisse un sourire douloureux. Elle finit par dire : « Je n’aime pas les points de suspension : ils portent toujours à confusion. » Elle ajoute, à bout de souffle : « Étant donné les circonstances, ils seraient mal à propos. »
Elle a demandé aussi qu’on ouvre la fenêtre « pour faire entrer le chant des oiseaux dans la chambre ».
Elle est stoïquement belle, presque sereine. Elle dit qu’elle n’a pas peur, qu’elle ne regrette rien. Elle ne quitte pas des yeux le bouquet de lavande, comme si c’était la dernière image qu’elle voulait emporter avec elle.
Elle dort un peu, semble presque sourire. Dehors, on entend les oiseaux. La chambre embaume la lavande. La chatte s’est blottie sous l’édredon.
Elle a demandé que l’on note ses derniers propos, sa dernière phrase, l’image-mémoire de ce qu’aura été sa vie. Elle a dit : « Pour la postérité, parce que je vous ai aimés. »
Elle respire une dernière fois le parfum des lavandes et s’endort au chant des oiseaux.
« Les oiseaux. » Elle a répété : « Les oiseaux. »
La chambre était inondée de lumière, de sa lumière. Quelqu’un a aussi noté cette phrase.

dimanche 27 janvier 2013

Les eaux noires de la beauté


Cette orgie de formes et de couleurs, de sons, de textures, fourrure, plumes, écailles, cette maladie de fleurs, ces infirmités de fruits, ces litanies d’eau, salvatrices, en trombe, en cascades, en torrents, ces fleuves sans commencement ni fin, ces cathédrales sylvestres luminescentes, ces chants, ces cris, ces hurlements d’amour qui se perdent dans la nuit, ces millions d’étoiles qui naissent et qui meurent, cette beauté-là, cette féerie, l’eau, le feu et la lumière, les arbres, et le chant des oiseaux, le premier jour du printemps, les dessous de la mer, ce bleu-là, ses mystères, tout cela, amour et beauté confondus, voilà pourquoi, voilà pour qui, j’écris. 
Toute cette littérature-là, cette folie du vivant, à s’en étourdir, de l’ahurissement béat à l’extase mystique, à ne plus faire la différence entre le petit de l’homme et celui de l’éléphant.
Et le soleil par-dessus tout cela, son sang, les mains grandes ouvertes, offertes, tendues, comme un dieu bienveillant.
Et moi, éperdu au beau milieu de cette forêt en liesse, avec mes liasses de mots et ces phrases impossibles qui me prennent toute la tête, ces eaux-là, noires, ces encres-là, moi qu’un rien émerveille, une plume, une fleur, moi que tout tue, au bord de l’évanouissement chaque fois que je respire le parfum des lilas, moi qu’une orchidée émeut aux larmes, perdu au milieu de mes phrases comme au milieu de nulle part, seul, comme au centre de la création, dans les eaux noires de la beauté, jusqu’à m’empoisonner.
Ce paradis : on m’en offrirait un autre que je n’en voudrais pas.
Je suis ce peintre-là, un peintre qui écrit, cette musique-là, dans toutes les langues : la luxuriance du Noir absolu, pour le temps qui m’est donné.

dimanche 20 janvier 2013

Ce feu-là qui me brûle les yeux


Les choses inutiles, 1998
Sylvain Lelièvre (1943-2002)
C’est triste et beau, comme un poème de Baudelaire.
Je parle à mes poissons rouges de tout et de rien, de l’inutile beauté, de la pluie et du beau temps, je leur dis de ne pas trop s’en faire. Je leur parle aussi d’Apollinaire, de sa blessure de guerre…
Je parle à mes poissons rouges de la tristesse des jours, je parle de poésie, je parle, je parle surtout de solitude, de chansons belles à pleurer, je parle de Brel et de Barbara…
Je parle à mes poissons rouges de la grande forêt amazonienne, des animaux à plumes qui ressemblent à des couchers de soleil, des singes verts pas plus gros que le pouce, je parle de l’océan, de ses humeurs noires, de ses amertumes…
Je parle encore et encore de la pluie, et du soleil aussi, je parle de Rimbaud, de la couleur des voyelles, je parle de corbeaux qui parlent, je parle de Poe.
Je parle de poésie, du rouge incandescent de mes poissons rouges, de ce feu-là qui me brûle les yeux.
Je parle à mes poissons rouges de Baudelaire, de Prévert et d’Apollinaire, je parle à mes poissons rouges des rouges roses de la vie.
La robe d’eau rouge de mes poissons, la poésie, je parle de ce feu-là.

dimanche 6 janvier 2013

Le dit du dire


Edward aux mains d'argent, 1990
Tim Burton
J’en arrive à ce point critique de l’écriture où je ne peux plus écrire ce que je veux, ce sont les mots qui m’écrivent. Je n’écris plus que de l’écriture, je suis pour ainsi dire dans « le dit du dire », avant le désir, avant l’intention. C’est une expérience troublante, dangereuse à la limite, mallarméenne pourrait-on dire.
J’en arrive à ce point limite de l’écriture où les mots prennent en charge le processus même d’écriture : ils n’en font qu‘à leur tête, pensent à ma place, vont où ils veulent, se croient tout permis. Ils ont désormais préséance sur tout. Je suis prisonnier d’une page qui a tout d’une cage. Je suis au cœur d’une forêt enchantée qui se referme lentement sur moi.
Il y avait ce couteau sur le comptoir de cuisine, des carottes sur une planche à découper. Je m’appliquais de mon mieux à couper les légumes en fines rondelles. J’aime bien le son que fait une lame d’acier sur du bois dur, ce bruit sec et sourd, ce tranchant. Puis, tout à coup, sans crier gare, presque insidieusement, les mots sont apparus.
Il en arrivait de partout, ça tombait du plafond en cascade, une vraie manne. Je tentais tant bien que mal de les écarter du revers de mon couteau en prenant garde de ne pas les blesser, mais il y en avait trop. J’étais cerclé de toute part. Et puis l’inévitable, l’irréparable se produisit : sur la planche à découper, le sang d’un mot qui rendait les derniers soupirs, un sang opaque, épais, orange.
J’en arrive à ce point extrême de l’écriture où je puis désormais entendre pleurer un mot et même deviner la couleur de son sang.

samedi 5 janvier 2013

Alors je pense à ceux qui ne sont plus là

Diane Dufresne,
J'me mets sur mon 36
Forum de Montréal, 1980
Je voudrais que ce soit l’été, là, tout de suite, soleil aveuglant, sueur perlant à mes sourcils, oiseaux et arbres en fleurs, et moi, là, tout sourire, suspendu entre ciel et terre, égrenant mes rêves au gré des nuages.
Je voudrais effacer ces larges cernes sous mes yeux, là, me coucher nu dans un champ de coquelicots, apprivoiser un papillon et courir après les abeilles, chanter quelque chose, manger des cerises et boire un grand verre de limonade rose.
Je voudrais offrir un bouquet de pivoines géantes, roses, à ma maîtresse de première année, là, devant toute la classe, et aussi peut-être l’embrasser.
Je voudrais revoir une dernière fois ma grand-mère, là, en ce moment même, terminer avec elle sa dernière toile, dire à mon père que j’ai finalement réparé moi-même la sonnette d’entrée, appeler mon frère pour lui dire que j’ai une bouteille de champagne au frais, pour lui, si jamais l’envie lui prenait de revenir.
Je voudrais me promener dans une forêt de lilas et d’eucalyptus dans l’espoir de croiser un loup qui me conterait fleurette, à moi, là, tout de rouge vêtu, des galettes à la mélasse plein les poches.
Je voudrais du rose et du géant partout, là, tout de suite, des fleurs roses géantes, des girafes roses géantes, des melons roses géants, et un gâteau d’anniversaire géant, rose, pour ma grand-mère.
Je voudrais me rouler dans la paille fraîche avec des petits lapins au museau rose, là, dans la paille fraîche et odorante, avec des lapins à ne plus savoir quoi en faire.
Je voudrais pouvoir transcender l’hiver, là, tout de suite. Alors je pense à ceux qui ne sont plus là et tout devient possible, tout redevient rose, merveilleusement rose.

mardi 11 décembre 2012

Un long voyage en ballon

Le violon d'Ingres, 1924
Man Ray (1890-1976)
Rondes d’amour, énormes de vie, soufflées à l’hélium, on voudrait se blottir contre leur ventre pour écouter les battements roses d’un petit cœur qui bat trop vite.

On voudrait poser sa tête sur cet oreiller moelleux, rebondi, pour l’entendre ronronner; on voudrait les entourer de nos bras, leur souffler des mots doux dans le cou, pouvoir s’endormir avec elles le temps d’une éternité, et voyager, voyager longtemps, vers « le vert paradis des amours enfantines[1] »; on voudrait percer le mystère de ce ventre d’amour : on rêve d’être un bébé kangourou.

Alors on part avec elles pour un long voyage en ballon.
Enveloppantes, caressantes, toujours à méditer, les mains posées à plat sur leur ventre consacré, elles se bercent en chantant, ondulent, chavirent, le temps qu’il faut à un sourire pour irradier, le temps qu’il faut à l’amour pour rayonner.
Alors on écoute Suites pour violoncelle seul, de Bach, et l’on s’envole avec elles, en pensant à notre mère.



[1] Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du mal, « Moesta et errabunda ».