Parfois,
il m’arrive de penser que je suis déjà fou. Déjà ? Je n’ai que ce mot en
tête : « déjà » ! J’en oublie le nom des gens, le nom des
choses, le nom de mes fleurs préférées.
Si,
déjà, j’étais le commencement d’un
autre, qui pourrait me certifier que je suis encore moi ? Quand
je me regarde dans un miroir, je ne reconnais plus mon visage : ces yeux !
Et si ce n’étaient pas les miens ?
Je crois que la folie commence à partir
du moment où l’on prend conscience que l’on est seul à penser ce que l’on
pense, seul à voir ce que l’on voit ; je crois que la folie commence à
partir du moment où notre propre visage nous est étranger.
Je
crois également que le début de la folie coïncide avec le fait que l’on a perdu
quelque chose, quelque chose qu’on ne peut même pas identifier ; on sait
seulement que la perte est irrémédiable, et qu’il ne sert à rien de chercher.
Je
crois aussi – j’arrive même à m’en convaincre – que la folie nous permet de voir
dans le noir, comme les chats : je crois que les fous sont nyctalopes. Je
crois que c’est pour cette raison, la peur du noir, que les hommes ont inventé
les religions.
Mais
ce que je crois surtout, c’est que les hommes, il ne faut pas toujours les
croire. Je mets donc toute ma foi — du moins, ce qu’il m’en reste —, dans les
chats.
Parfois,
il m’arrive de penser que je suis déjà mort. Je crois que mourir, c’est voir de
la lumière noire ; je crois que mourir, c’est voir dans le noir.
Le Horla, 1887
Guy de Maupassant (1850-1893) |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire